Le bruit de ses pas résonne dans les couloirs qu’il traverse. Isaak est impatient, l’homme qui le mène à travers les dédales de cachots ne va pas assez vite à son goût. L’air est lourd d’humidité et colle sa luxueuse chemise à sa peau. Ça l’agace déjà. Il serre les dents, tentant tant bien que mal de faire ce que sa cousine lui a appris, à peine une semaine plus tôt. Respirer. Prendre le temps de s’écouter et d’évacuer.

Le Griffith est en colère. Il n’aurait pas dû être ici, parce que celui qu’il vient voir n’aurait jamais dû y être jeté. Savoir son sang sali par cet outrage que lui a porté le prince héritier le met hors de lui, et cette rage bouillonne à travers ses veines. Il se doit de garder son calme, car la position qu’il occupe l’y force : il est en pleine lumière, lui qui n’aime que les ténèbres. Il se doit de porter son masque et d’être le parfait ambassadeur d’Eartanera. Ses mains libres peuvent aider les siens.

En premier lieu Adonis. Le garde qui le mène s’arrête devant la cellule de son cousin, et Isaak cherche déjà les yeux d’ambre d’Adonis dans les ténèbres. Adonis, qui est fait pour briller, se retrouve ainsi dans le fond d’un cachot par le bon vouloir d’un prince comme un secret honteux. Personne n’ignore leurs frasques, puisqu’Adonis les a hurlées haut et fort avant d’être forcé au silence dans cette prison trop bien isolée. Isaak est en colère, contre le prince, contre son cousin, contre cet empire qui maintient les siens à genoux, mais à l’instant où ses yeux se posent sur la silhouette d’Adonis, il ne ressent rien d’autre que de la compassion. Cet élan d’amour fraternel qui l’a toujours poussé à faire n’importe quoi pour chaque membre de sa famille l’envahit tout entier. Il entre dans la cellule, la grille se ferme derrière lui dans un cliquetis métallique et le nouvel ambassadeur fait peser toute son autorité dans le geste de la main qu’il a pour congédier le garde. Après un instant d’hésitation, celui-ci s’exécute sans qu’Isaak ne se retourne dans sa direction.

Il garde le silence pendant quelques secondes où il regarde de haut en bas Adonis. Il a changé. Forcément, Isaak s’y attendait. Mais l’homme a perdu de sa brillance, et il y a quelque chose, au fond de ses prunelles, qui s’est éteint. Isaak aimerait le prendre contre lui. Le rassurer. Lui dire qu’il était là pour lui, et qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le libérer. Qu’il était son soutien, inébranlable, comme d’habitude. Mais l’amertume de la colère reprend ses droits au fond de sa gorge.

« Je t’avais dit de ne pas faire confiance au prince. » Le dernier mot lui pique la langue, il aurait voulu utiliser d’autres expressions beaucoup moins neutres pour qualifier Cal Oshun. Sa voix est trop cassante, trop dure pour y trouver le soutien qu’il est pourtant venu apporter. « Tu t’attendais vraiment à ce qu’il t’écoute ? » Le Tu aurais dû m’écouter est là, sur le bout de sa langue, et s’apprête à sortir, mais Isaak le retient à temps. Il respire. Il essaie. Mais il y a le sale goût de la jalousie, de ne pas être traité à sa juste valeur, qui vient ternir son cœur.

« Une chose est sûre, je ne m’attendais pas à qu’un Griffith entre dans les bonnes grâces de Cal si vite, et devienne ambassadeur à ma place. » Quelqu’un d’autre aurait entendu ça ne se serait pas méfié. Mais Isaak connaît Adonis. Il ne le connaît que trop bien. Comme un miroir qu’il voit sans cesse et sans cesse. Ce miroir qui s’est terni avec cet emprisonnement et qui lui renvoie un reflet flou et imprécis. Isaak se rend compte que bientôt, il ne verra plus rien dans ce miroir ; et ça lui fait peur. Il serre les dents, accuse le coup, laisse ses yeux de glace lui montrer toute la fureur qu’il ressent à l’idée d’avoir été injustement accusé. Droit et raide comme la justice, les bras croisés sur sa poitrine, il regarde Adonis aller s’installer sur sa couchette, épuisé. Dans des conditions normales, il aurait laissé passer, comme d’habitude, comme ce qu’il s’apprêtait à faire. Il aurait vu la fatigue d’Adonis et l’aurait excusé.

Mais pas maintenant. Pas alors qu’on le propulse à une place dont il ne veut pas, dans un palais bourré d’ennemis, pas après avoir donné son adiutor pendant des semaines et des semaines sans contrepartie pour ce sacrifice contre-nature. Pas alors qu’une fois de plus, sa parole n’a pas été écoutée, son avis n’a pas été suivi. « Tu insinues quoi, là ? Que j’ai voulu que tu sois ici pour prendre ta place ? » Il ne lui laisse pas le temps de répondre. La terre sous ses pieds commence à vibrer légèrement, imperceptiblement. La colère. L’ennemi des maîtres de la terre. Qui leur fait perdre tout contrôle. Trop de choses qu’il a tues et qu’il garde en lui, sous pression, et qui le font exploser. « Tu es ici à cause de ta propre bêtise, Adonis.a Pardon de te le rappeler. » Il n’avait pas prévu ça, Isaak. Il voulait venir pour l’assurer de son soutien, pour parler avec lui, le pousser à bien se nourrir et prendre des forces. Pour lui dire que la lutte ne faisait que commencer. Pour lui dire, surtout, qu’il était là contre vents et marées.
Pas pour traiter son jumeau d’inconscient et lui lancer à la figure des vérités qu’il aurait milles fois l’occasion de digérer une fois sorti d’ici. Parce qu’il n’est pas aveugle : Adonis va mal. Physiquement, et moralement. Où est sa fougue, où est la passion qu’il met dans leur combat, où est Eartanera dans ses yeux ? L’a-t-il complètement abandonnée après son premier échec ? Isaak était là pour le lui rappeler, pour incarner cette terre qui leur est chère et ce peuple qu’ils défendent. Pas pour lui rappeler comment il s’est cassé les dents.

Mais Isaak est en colère. Alors Isaak enfonce le clou, toute délicatesse oubliée : « Je croyais que tu avais l’étoffe d’un roi, Adonis. Et ce à quoi s’attend un roi a de l’importance. Mais peut-être que je me trompe ? » Il le provoque. Il le pousse dans ses retranchements. Alors qu'Adonis n'est clairement pas en état.

Tel un lion, Adonis se relève, et malgré la fatigue, hérisse sa fierté en étendard. Il pousse Isaak avec la hargne qui subsiste encore dans son corps, malgré la lutte intense que lui livre chaque muscle, chaque organe en quête de repos. « Ne parle pas de ce que tu ne sais pas. » Il a des airs de fou, le prince déchu, lorsqu’il pose son regard presque fiévreux dans celui de son cousin. Il lui ferait presque peur si Isaak n’était pas déjà aussi en colère. Peur pour Adonis, peur pour sa propre personne aussi. « Je sais que ma présence ici est ma faute. » Isaak a un haussement de sourcils approbateur, presque moqueur dans cette situation. Au moins Adonis prend ses responsabilités. Il ne l’a pas entièrement perdu. Sa fougue revient petit à petit. Elle revient tellement qu’il lui lâche cette bombe en pleine face : « Ce que j’insinue, c’est que cette place t’es revenue bien vite, cousin. Je te sais ambitieux. Qu’as-tu fait hein ? Toi aussi tu couches avec lui ?! »

C’est un monde qui s’écroule. Une plaie de plus dans son cœur à vif. Profonde, elle s’enfonce dans son palpitant qui cesse de battre pendant plusieurs secondes tellement le choc est énorme. « Est-tu conscient de ce dont tu m’accuses ? » Il détache les syllabes une à une, pour retarder le moment où l’irréparable se fera. Où ses bras se décroiseront, où il avancera à son tour sur cet être qu’il considère comme son frère et pour qui il a tant sacrifié. Jusqu’à sa propre ombre, qu’il fond dans la sienne depuis des années. « Tu dis me connaître mieux que personne, mais je crois que tu te trompes. » Son regard est glacial, autant que sa colère lui brûle tout l’intérieur de lui et remonte en violentes vague de lave jusqu’au fond de sa gorge. C’est lentement qu’il fait le premier pas sur Adonis. « Je ne suis ambitieux que pour nous. Jamais pour moi. » Le deuxième pas est plus assuré, plus dur, plus franc. Jamais je ne t’ai trahi et jamais je n’ai trahi mon nom. C’est toi qui vient de le faire rien qu’en imaginant que je puisse être capable de ça. » Et la terre lui répond, comme si elle savait qu’il n’était plus en mesure de la retenir. Elle se fendille au sol, alors qu’il pose son pied dessus. Les yeux rivés dans le doré de son cousin, il lui jette toute sa douleur, toute sa colère et toutes ses blessures depuis des années accumulées. « Si tu me connaissais aussi bien, tu saurais que je n’aurais pas l’imbécilité de tomber amoureux d’un ennemi de ta couronne. Pas comme toi. » Il n’aurait qu’à tendre le bras pour mettre à terre cet être qui se tient devant lui, qui met ses dernières forces pour lui lancer son venin, mais quelque chose retient encore son geste. Un reste d’amour pour ce frère qui pourtant ne cesse de le poignarder.

Adonis hurle, répond à la colère de son cousin en rugissant la sienne, après avoir tenté de le calmer. Il reprend un peu de sa superbe. Il l’attaque, comme un animal blessé et acculé. Et encore une fois, les mots font mouche. « Tu ne sais pas ce que c’est d’aimer la mauvaise personne, et tu ne sais pas ce que c’est d’être jugé par tous pour tes sentiments. » Isaak ignore son cœur qui sombre, il ignore cette voix qui hurle son indignation et qui voudrait tout déballer à la face du monde. Il ne te connaît pas, dit-elle. Il n’a aucune idée de ce que tu as dans le cœur. Il n’a aucune idée du sacrifice qu’il t’a demandé de faire. Il n’a aucune idée du dégoût pour toi-même que tu éprouves. Il n’a aucune idée de contre quoi tu te bats. Finalement, c’est cette idée qui abasourdi Isaak. Comme une douche froide. Il entend à peine Adonis lui dire d’arrêter, comme s’il pouvait contrôler ses émotions et toute cette rage qu’il contient en lui. Adonis l’attire à lui mais Isaak ne répond pas à son étreinte, pas plus qu'il n'est sensible à son attention fraternelle derrière l'ordre aboyé. « Je ne contrôle pas ça, au cas où tu le ne savais pas. » Il y a tellement de choses qu’Adonis ne sait pas, en réalité… Pour quelle raison ? Pourquoi Isaak, un jour, a cessé de se confier à lui ? Pourquoi s’est-il tu pour ne plus jamais parler de lui ? Ca lâche, d’un seul coup. Le barrage se brise. Aussi vide d’émotions qu’une marionnette, il s’épanche , la voix calme : « C’est depuis que Nahia a disparu cet été. Tu sais Nahia, mon adiutor. Elle est revenue et je n’arrive pas à lui pardonner. » Il s’écarte doucement d’Adonis sans l’avoir serré contre lui, incapable de lui montrer cette affection qu’il lui porte après les blessures qu’il lui a données. « Et tu sais pourquoi ? » Il doit y avoir une infinie tristesse dans son regard lorsqu’il croise les yeux d’or d’Adonis, cachée derrière l’océan glacé de ses iris. Une tristesse qu’il a trop honte de montrer, lui le pilier, qui ne souffre pas, jamais, qui doit tenir pour les autres. « Parce que je l’aime. Cette mêlée qui n’est rien, qui aurait été mon esclave en d’autres temps. Celle qui m’empêche par sa simple existence de devenir le libre maître que je pourrais être, qui s’est donné pour mission de me protéger alors que personne ne voit l’utilité de le faire. » Il n’y a aucune expression sur son visage, paré d’un masque forgé par les années. « Je l’aime, tu vois ? Alors qu’elle n’est qu’une entrave à ma liberté. Je l’aimais avant même d’être lié à elle, et je l’aime alors qu’elle a préféré me trahir et oublier mon existence pour combattre ses chimères. » Il s’écarte plus encore, son masque redevient dur et le venin empoisonne sa gorge. « Alors non, je ne sais pas ce que ça fait d’aimer un connard fini, mais je sais ce que ça fait d’aimer quelqu’un qui n’est pas fait pour soit. Et je sais aussi ce que ça fait de devoir se taire et le cacher. Même à soi-même. » Parce que c’est la première fois qu'il le dit à quelqu’un. Et c’est aussi la première fois qu’il se l’avoue à voix haute. Ses yeux sont plein d'une colère dont il ne parvient pas à se débarrasser et qui, d'un seul coup, se braque sur Adonis. Parce qu'il est là, faible, devant lui, cherchant à solliciter ce lien qui fait mal à Isaak, ce lien sur lequel il comptait plus que tout et qui, à ses yeux, s'est désagrégé. Il ferme les yeux. Pour ce couper de ce cachot humide et froid, de ces pierres qui peuvent lui répondre à la moindre émanation de colère, pour se concentrer sur lui. Comme Ariane le lui a appris. « Tu aurais dû te retenir, Adonis. Te faire passer après nos projets, après notre famille. Tu as tout fichu en l'air et c'est à moi de te sortir de là maintenant.» Sa voix est tranchante, elle coupe l'air irrespirable de la cellule, elle est lourde de ressentiments et de colère. De souffrance, également.

La réponse ne se fait pas attendre : Adonis le pousse, le force à reculer, sa voix cassée par la faim et la soif gronde et roule et heurte Isaak à la manière d’un boulet de canon. Ca le blesse. Isaak se fige. Son corps entier se tend. Sèchement, Isaak prend un pas en arrière, une barrière invisible se dresse. Ça tire, entre eux, les presque jumeaux qu’ils sont souffrent de cette distance. Ils ne se comprennent pas. Isaak s’est fermé complètement à l’instant même où Adonis l’a rejeté. Il ne l’écoute plus. La colère gronde et lui fait serrer les mâchoires. Il l’empêche de sortir, de la dégueuler sur le parterre abîmé et sale de la cellule. Il se retient autant qu’il peut pour que son esprit devienne le plus hermétique possible, pour que les mêlés oranges ne viennent pas le prendre et l’emmener et, quand il n’en peut plus, il appelle le garde, n’attendant même pas qu’Adonis finisse. Les derniers mots de son cousin tombent entre eux. « Ne te plains pas de ta chance, pas devant moi. Sors d’ici, va-t-en Isaak, et ne revient plus. » La grille s’ouvre dans un bruit métallique grinçant derrière Isaak. Un dernier regard glacial pour toute réponse, et le jeune homme se retourne pour faire claquer ses pas dans le couloir humide des cachots, retrouvant peu à peu la lumière. Il ne dit rien, garde le silence et ne répond à personne, mais il est blessé dans ce qu’il a de plus profond : son sens de la famille. Il est allé trop loin et Adonis l’a rejeté, Adonis pour qui il a pourtant tout donné ne veut plus de son aide, et Isaak, d’un seul coup, ne sait plus quoi faire de sa vie.