Un sentiment étrange habite l’ainée des Grimsurd.  Cette impression que le temps s’est figé, mais qu’il s’est aussi, à la fois, accéléré. Deux jours. Deux jours, c’est le temps qu’il a fallu pour que la stabilité – quoique fragile – qui régnait bascule vers le chaos. Encore peu remise des attentats au mariage de Cal et Sacko, et de la perte prématurée de sa cousine Danika, Laurel se doit désormais de faire face à une situation diplomatique singulière : l’assassinat de l’Impératrice Camilla, qui propulse, inévitablement, Cal Oshun à la tête d’un pays fragile et en crise. Cette paix, à laquelle elle se rattache autant ne tient plus qu’à un mince fil qui s’effiloche de plus en plus sous les tensions. Demain, son confident, son ami, son protecteur deviendra aussi son empereur, et comme toujours, elle sera à ses côtés, elle le supportera. Sa famille est loyale au Oshun depuis de longues années, elle ne fait pas exception à règle. Mais plus encore, la sienne va à ce garçon qu’elle a autrefois aimé, et qu’elle aime toujours aujourd’hui, mais comme un ami, le plus précieux qui soit. Elle serait incapable de le trahir, même si elle risquerait d’y perdre la vie. Trois coups sont frappés à la porte de sa chambre qu’elle occupe au palais impérial, et Laurel s’enquiert auprès de son visiteur de ses intentions. « Le prince souhaiterait s’entretenir avec vous, mademoiselle Grimsrud. » Un haussement de sourcil indique sa surprise d’une telle requête, somme toute inhabituelle de la part de Cal. S’il avait à lui parler, il n’hésiterait pas à lui rendre visite dans ses appartements. Mais le ton solennel qu’annonce cette requête l’intrigue plus qu’il ne l’inquiète. Elle acquiesce donc à la demande, et c’est vers les propres appartements du futur empereur que le garde la conduit, annonçant sa venue au principal intéressé avant de lui céder le passage et disparaisse derrière les portes closes. Les sourcils froncés sur le front de l’homme laissent peu d’imagination quant à son état d’esprit : il semble préoccupé. Vu les conditions, Laurel n’en ait pas surprise, mais elle se meurt de connaître le fond de la pensée de l’héritier Oshun. « Que me vaut cette convocation, mon prince? » Même s’ils ont toujours été familier l’un envers l’autre, Laurel n’oublie jamais la place qu’elle occupe dans la société. Il n’est pas son égal, et ne le saura jamais, et elle respecte avec une droiture exemplaire cette hiérarchie. Certes, outre ces discours de bienséances, elle ne s’empêche de lui dire le fond de ses pensées, et c’est probablement l’une des raisons pour laquelle il l’apprécie autant. Cette fois-ci, elle est pourtant muette, et c’est sagement qu’elle patiente afin de connaître les désirs de son souverain légitime.

Deux jours. Deux longues journées, où les heures défilaient sans que Cal ne s’en rende compte. Il était bien trop occupé, depuis son mariage, depuis la mort de l’impératrice. Un décès qui l’avait propulsé au devant de la scène, qui avait placé le pouvoir entre ses mains. Il allait être couronné, demain, mais rien ne se passait comme il l’aurait espéré. Adonis ne serait pas dans la foule à ce moment-là. Il croupissait en prison, et ne serait pas là pour le voir lors de cette étape importante de sa vie. Une fois de plus. Les résistants étaient toujours bien présents dans un coin de son crâne, et désormais s’ajoutait à eux Eartenara, et leur indépendance proclamée. L’ancien prince héritait d’un royaume en ruines, prêt à se déchirer. Avec cette montée sur le trône, le nouvel empereur avait pris des décisions afin de consolider son pouvoir qui s’effritait sous ses yeux. Et parmi ces décisions, certaines concernaient sa plus proche amie, Laurel. Il l’avait fait venir dans ses appartements pour lui annoncer lui-même la nouvelle. Elle avait toujours été présente à ses côtés, une confidente et une alliée de choix, alors c’était la moindre des choses qu’il pouvait faire. Il avait gardé un temps pour elle dans sa journée chargée, l’attendant dans le salon principal de ses nouveaux appartements. Installé sur l’un des fauteuils luxueux, il l’observa alors qu’elle passait la porte. Laurel était une bronze, mais elle aurait facilement pu être confondue avec une femme noble. Elle avait l’élégance et la distinction dont manquaient même certains argents, l’intelligence d’une personne cultivée, à qui l’on avait enseigné tout ce qu’il était important de savoir depuis sa plus tendre enfance. Cal savait très bien pourquoi il éprouvait une telle affection pour cette femme. Il la considérait énormément, et lui vouait une confiance aveugle, bâtie au fil des années. Une expression sérieuse était ancrée sur le visage de l’Oshun, alors qu’il faisait signe à la jeune femme de prendre place sur le fauteuil qui faisait face au sien. « Tu te doutes bien que je ne t’ai pas fait venir ici pour discuter simplement, même si ce n’est pas l’envie qui manque. » Il aurait aimé pouvoir se laisser aller, ne serait-ce qu’une heure, à discuter de frivolités avec la jeune femme. Se changer les idées, oublier l’espace d’un instant les événements passés et ceux à venir. Il ne le pouvait cependant pas, enchaîné aux responsabilités qui allaient de pair avec le pouvoir qu’il venait tout juste d’acquérir. « J’ai pris une décision, approuvée par le Conseil. J’estime que pour consolider le pouvoir de la Couronne, il est important de se faire de nouveaux alliés. Dans cette optique, nous allons anoblir deux familles méritantes de la nation du feu. » Il s’arrêta un instant, observant le visage de son amie à la recherche d’une quelconque réaction. Avait-elle compris où il souhaitait en venir ? « Outre les Khodja, c’est ta famille que j’ai décidé d’anoblir. Les Grimsrud ont depuis longtemps prouvé leur loyauté, et je souhaite récompenser cette fidélité en vous accordant le sang argent que vous méritez. » Ça lui semblait logique. La famille de Laurel était à leurs côtés depuis la Grande Guerre, et ils ne les avaient jamais déçu, contrairement à certaines familles argents qui leur tournaient le dos. « Je voulais t’annoncer la nouvelle moi-même. »

Il l’invita d’un geste lent à prendre place sur un siège qui lui faisait face, dans ce grand salon qu’occupait désormais l’hériter Oshun. Des appartements à la hauteur du statut qu’il occupait, et d’un luxe sans égal. Laurel accorda pourtant bien peu d’intérêt au contenant, cette pièce qu’elle reverrait surement, en d’autres occasions, prêtant plutôt toute son attention à ce qu’elle contenait, à savoir Cal, son ami, son confident. Les traits figés de son visage indiquent clairement le poids qui incombe désormais l’homme qui lui fait face. Autrefois, lorsqu’ils se retrouvaient ainsi, c’était pour passer du bon temps en compagnie de l’un ou l’autre. Ils n’étaient plus des adolescents, désormais, mais bien des adultes avec des responsabilités.  Cal portait le sort du royaume entre ses mains – on était loin des jeux d’enfants. Tout ceci devenait si réel, soudainement, de quoi vous donner le touerait. – Je suis à même de le constater. – dut-elle affirmer à son opposant. Des moments comme ceux qu’ils partageaient, autrefois, ne seraient plus que des souvenirs d’un temps  oublié, révolu. Son affection pour l’Oshun n’en changerait pas pour autant, et elle était prête à le soutenir dans chacune de ses décisions, et ce, aveuglément. Elle l’écouta d’une oreille attentive, discuter des derniers rebondissements du Conseil, arquant légèrement l’un de ses sourcils à l’une de ses remarques, celle concernant l’ascension de deux familles bronze au statut d’argent. Des alliés méritants, selon ses propres propos. Les Grimsrud étaient fidèles à la couronne depuis tant d’années, l’idée ne vint pourtant pas effleurer son esprit qu’ils pouvaient prétendre à cette récompense ultime, se contentant depuis si longtemps de n’être que des maîtres de bas étage pour qui la chance avait tout simplement tourné. Si l’annonce pour les Khodja ne parvint pas à la surprendre – elle restait sceptique quant à cette alliance des plus discutables -, elle resta un moment silencieux lorsque Cal lui annonça que la noblesse leur ouvrait enfin les bras. L’impact de ce changement dans sa vie ne serait point majeur, en apparence. Sa famille gagnait en stature et en importance au sein de la capitale, mais avec ses titres venaient aussi certaines responsabilités. Leur loyauté envers les Oshun était sans faille. Servir la famille impériale, c’était l’histoire de leur vie. Laurel et les siens n’avaient connue que ça, et même si on le lui offrait aujourd’hui, elle n’hésitera pas. C’est vers lui et lui seul qu’elle se tournerait. Elle posa son regard dans celui du futur empereur, qui la scrutait avec intérêt, attendant sa réaction qui se faisait attendre. – C’est un immense honneur que, je l’espère, ma famille saura recevoir comme il se doit. – Elle imaginait son père, droit et fier, satisfait que le travail acharné des dernières années eût fait son effet. – Merci de cette confiance que vous nous accordez, à mes proches et moi. – Elle se dissimulait derrière des politesses, alors que son cerveau s’activait. Elle ne cacha pas le questionnement que cette nouvelle créa. – J’apprécie grandement cette gentillesse d’ainsi me l’apprendre avant l’heure venue, mais je ne crois pas me tromper en pensant que ce n’est pas la seule chose que tu aies à m’annoncer. – Elle savait lire en lui à force de trop le fréquenter, et il ne l’aurait pas ainsi convoqué sans fondement. Cet anoblissement n’était que la pointe de l’iceberg, elle se doutait.