C'est en un geste agile et aérien que Braelyn Whetdrop descend de la carriole couverte dans laquelle elle et le reste des siens voyageaient depuis plusieurs longs jours. Les pieux, saints, bons Wheatdrop parcouraient leur douce Eartanera, en mission officieuse pour le reste de leur peuple plongé dans le noir et le froid. Flamaerin ne fournissait plus à la nation de la terre la moindre source d'énergie, les privant tous de quoi se chauffer ou s'éclairer - alors ils les aidaient, leur apportaient toutes sortes d'objets qui leur seraient éventuellement utiles. Couvertures, bougies neuves, allumettes, ils n'avaient eu qu'à piocher dans les ressources de leur grand château de marbre pour remplir plusieurs carrioles et traverser la nation sans jamais tomber à court de quoique ce soit. L'après-midi commençait tout juste pour la ville de Foushin, au sud d'une nation que la femme d'ébène n'avait finalement que très peu visitée. Elle s'était jusqu'ici contentée des alentours de sa ville natale et de Greenstall, ville désormais royale qu'elle venait à peine de quitter. Les premiers démunis étaient déjà réunis autour du temple dédié à la Foi des Sept ; le bruit que les Wheatdrop arrivaient avait dû courir plus vite que leurs chevaux. Le sourire de Braelyn apparaît presque instantanément, et elle attrape le premier lot de couvertures que Darius lui tend, avant de le faire passer devant elle. Elle espérait que l'anarchie ne prenne pas trop vite le dessus, comme dans cette petite ville de fermiers où ils s'étaient arrêtés la veille. Mais le calme semblait régner, et tout promettait de se passer le mieux du monde.

Tout le monde avait presque été servi à l'instant où une silhouette sur laquelle elle posait les yeux pour la première fois l'approcha. Il s'agissait probablement d'un lambda, à en juger par son apparat et l'absence de bracelet coloré autour de son poignet. Ses sourcils se froncent quand elle l'entend prononcer son nom, et la maître hoche la tête, lui confirmant ainsi son identité. Et c'est sans le moindre mot supplémentaire qu'il lui tend un minuscule morceau de papier, roulé si finement qu'il aurait été facile de le coincer à son oreille. Elle n'attend pas un instant avant de le dérouler, de parcourir son contenu, et de sourire aux initiales qu'on avait écrit tout en bas en guise de paraphe. Elle remercie l'envoyé d'un mot presque murmuré, et elle se retourne, cherche son adiutor des yeux avant de lui faire signe d'approcher. Elle attend qu'il soit à sa hauteur pour lui glisser à l'oreille: En route, Kumich. Nous avons un rendez-vous.

Ils ne mirent pas longtemps à rejoindre l'ancien palais des Barlow, qui se dressait encore, majestueux, quoique légèrement décrépi, en périphérie de la ville qui s'était bâtie autour de leur révolue suprématie. Il s'agissait d'une véritable chef d'oeuvre architectural dont Braelyn n'avait qu'entendu parler, qui contrastait si fort avec son propre palais de pierre et de marbre froid, qu'elle trouvait soudain si grossier. Le lambda par laquelle la missive lui avait été transmise fit signe à la maître et au mêlé de le suivre d'un simple geste du bras, et c'est de ses pas gracieux et silencieux qu'elle s'exécute, Darius juste derrière elle, si proche qu'il la frôlait presque. Ils déambulent dans des galeries qui semblaient ne plus avoir accueilli le moindre bruit depuis des siècles. Finalement, le lambda s'arrête devant de lourdes portes taillées dans le chêne, et se retourne pour faire face aux deux visiteurs. C'est ici. Braelyn hoche doucement la tête, lance un regard à Darius. Il avait l'air inquiet, lui qui n'aimait pas l'inconnu, alors même qu'il avait bel et bien reconnu les initiales avec lesquelles leur hôte avait signé. Le lambda abat son poing sur la porte, avant d'en penser les deux immenses battants et de les annoncer. Il était là, droit, royal, les traits abominablement tirés par ses mois de captivité. Elle décide de ne rien relever – sûrement était-il au courant du point auquel il avait changé - et elle s'incline devant son prince, imitée par son adiutor. C'est un plaisir et un honneur de te revoir, Adonis. Elle se redresse, et ses lèvres s'étirent en un doux et sincère sourire. Dis-moi, en quoi puis-je t'être utile ?

Elle baisse les yeux un instant quand elle sent les mains d'Adonis entourer l'une des siennes, trop peu habituée à ce genre de contact. Élevée parmi les Wheatdrop, cette famille qu'Askana toute entière se plaisait à qualifier de glaciale et de distante, Braelyn ne faisait pas exception à la règle, et n'avait que très peu de fois été l'objet de quelque démonstration physique que ce soit, si ce n'était les doux baisers que sa mère déposait autrefois sur son front pour lui souhaiter une bonne nuit. Elle ne mit cependant pas plus d'une ou deux secondes avant de placer sa main libre au-dessus de celle de son prince, avant que ce dernier ne brise cette étreinte. Elle suit son regard alors qu'il se porte sur les deux autres personnes présentes dans cette pièce, ordonnant doucement à Darius et à celui qu'elle savait être l'aîné des jeunes K'han de les laisser seuls. Elle adresse un sourire à son adiutor, qui passe la main sur son épaule en guise de salut, avant de quitter la pièce à la suite de nouvel argent. Elle finit par se retourner, ne quittant pas Adonis des yeux alors qu'il prenait place sur une chaise immense au fond de la pièce, et ne bougeant pas d'une seul millimètre. Elle se tenait bien droite, et avait lié ses deux mains contre le dessous de sa poitrine. Elle le regarde longuement, observe le visage de celui qu'elle connaissait depuis si longtemps. Il n'avait plus rien à voir avec l'enfant qu'elle avait connu quand elle en était une elle-même, ni même avec le jeune homme qu'elle était allée voir à son retour à Eartanera, après les attentats de Dragondale. Son visage tout entier trahissait son épuisement, donnait l'impression que le prince avait déjà vécu trois vies. Il avait l'air plus vieux, mais aussi plus sage, et l'enfant de la terre se surprit à se sentir étrangement apaisée par la présence de celui dont le sang avait viré au bleu.

Elle l'écoute le plus attentivement du monde alors qu'il prend la parole, toujours immobile. Ses mots, tout autant que ses gestes, sont emplis de cette même sagesse par laquelle elle venait d'être frappée, une sagesse nouvelle qui lui allait à ravir. Mais il y a cette pointe de dureté, qu'elle n'avait qu'à peine soupçonnée de croître au sein du Griffith, qui la fait presque baisser les yeux. Écraser l'empire. Là était le souhait de beaucoup, et Braelyn le comprenait. Simplement, il était désormais très clair à ses yeux si sombres que la guerre avait bel et bien frappé à la porte d'Eartanera – la vraie guerre, celle qui déchirerait la chair et éclabousserait le sang de pays dans son intégralité, et elle ne se cachait pas d'en être effrayée. La belle vision si utopiste qui suivit alors les dires d'Adonis ne manquèrent pas de faire naître, aux coins des lèvres de la fille d'ébène, un sourire qui transpirait l'espoir. Voilà où elle le rejoignait. Nul ne sait ce que les Sept veulent vraiment, mais nous pouvons sûrement oser penser qu'il ne souhaite pas nous voir nous détruire. Et il est vrai que tout fonctionnait mieux, autrefois. C'est le moment qu'elle choisit pour s'approcher, à pas légers, faisant claquer les talons de ses chaussures sur le sol de pierre. Elle laisse tout de même une certaine distance perdurer, mais ainsi, elle n'aurait plus à hausser son ton trop haut. Après tout, congédier les deux hommes qui venaient de les quitter revenait à rechercher la discrétion, et c'était ce à quoi Braelyn savait le mieux s'appliquer. Il semble, cependant, qu'il reste énormément de travail pour obtenir cette harmonie dont tu parles si bien. Elle était si loin, l'harmonie. Maintenant qu'elle y réfléchissait, et qu'elle connaissait la véritable nature du monde, Braelyn se demandait si elle avait déjà vécu dans un monde qui s'en rapprochait. Le chaos qui se rapprochait dangereusement était, pense-t-elle, ce qu'elle redoutait le plus. Elle replace une de ses longues boucles noires derrière son oreille, avant de reprendre. Y as-tu beaucoup réfléchi, mon prince ?

Braelyn sans son corps tout entier se tendre alors que le nom des tyrans résonne dans la grande pièce, à plusieurs reprises – trop de fois, même, pour ne pas lui faire serrer les dents derrière la barrière de ses lèvres. Elle hoche la tête alors qu'Adonis ressert sa réflexion, quoique toujours peu habituée à l'idée que l'impératrice était morte et que son fils avait pris la tête d'Askana. Elle ne le connaissait pas, ne subissait pas son règne depuis suffisamment longtemps pour se dire que la même cruauté coulait dans ses veines bleues, mais l’aperçu dont Eartanera avait déjà bénéficié lui permettait de se faire une idée des moins aimables sur le nouvel empereur. Il n'y avait qu'à voir les êtres de roche qui s'agglutinaient autour des carrioles des Wheatdrop, famille si généreuse qui pourtant, n'avait jamais eu autant besoin de l'être. Elle ne l’interrompt pas une seule fois, l'observe alors que certains des gestes du prince trahissent sa fatigue. Elle prend note de l'acte de la jumelle, se force à s'en souvenir, range la princesse dans une case dans laquelle le reste des siens n'appartient pas. Ce ne fut cependant pas la mention de la famille impériale, ou même celle du mois qu'Adonis et son adiutor avaient passé dans les cachots du palais des flammes, que Braelyn ne pouvait imaginer que froids et sombre, mais bien les mots que le Griffith prononça au sujet de son père. Il avait l'air de douter de lui autant qu'elle doutait de ce roi qu'elle n'aurait jamais soupçonné voir monter sur le trône de sa chère nation. Une fois encore, elle hoche la tête, espérant qu'il comprendrait qu'elle non plus ne lui faisait pas entièrement confiance. Elle pense à tous ses enfants coincés dans l'académie qu'elle avait elle-même arpentée, prisonniers d'un Empire qui n'avait que faire de leur vie ou de leur mort – du moins était-ce le message qu'Eartanera en recevait. Le dernier mot du prince, accentué par son ton qui s'élève et son poing qui s'abat, lui donne presque les larmes aux yeux. De colère, de rage, de tout ce qui faisait qu'elle haïssait la guerre inévitable qui les attendait tous. La rage d'Adonis, qui transpire par tous ses pores, semble contagieuse et la gagne bientôt. Elle fait de son mieux pour dissimuler la grande bouffée d'air qu'elle inspire alors, espérant calmer la terre qui s'agitait au creux de son ventre et de sa poitrine. C'est bien ce qui m'attriste. Une nouvelle bouffée d'air, légèrement moins discrète. Elle avait toujours les doigts enlacés devant elle, et elle ressert cette étreinte, presque sans s'en rendre compte. Nous ne sommes que trop peu à nous soucier des vies que nous perdront si notre bon roi maintient sa politique qui, entre nous, ne me plaît qu'à moitié. Elle savait qu'elle pouvait dire une choses pareille en face d'Adonis, après l'avoir entendu parler de Thomas en des termes si peu élogieux. Il ne portait pas dans son cœur, ça crevait les yeux, et elle savait qu'elle pouvait confier un tel avis au maître assis en face d'elle. Tu connais suffisamment les miens pour te douter que j'ai été élevée loin de la violence et de la vengeance. Ce sont deux choses que j'ai toujours exécré, et j'ai fait tous les efforts nécessaires pour m'en tenir éloignée. Mais il y a des choses, semble-t-il, que même une Wheatdrop telle que moi ne peut supporter. Inspire, expire. Elle avait suffisamment travaillé avec Helana pour se contrôler, mais elle sentait qu'elle ne pourrait bientôt plus tout contenir ; à la fois ses mots et son élément qu'elle sentait faire rage dans son corps tout entier. Elle sent la lettre de Diana et la bague d'Oleg contre ses hanches, cachées dans ne couture de son épais manteau, et elle ne saurait dire si elles l'aidaient ou, au contraire, empiraient la situation. Eartanera va bel et bien devoir se battre, et aussi étrange que cela va te paraître - comme à moi la première fois que cette pensée m'est venue – j'ai bien peur de vouloir me battre aussi.