Ils sont tous tombés, les uns avec les autres, ou presque, laissant le monde orphelin de ses maîtres et privé de ses hybrides. Une seconde, une seule, et ils étaient à terre, brûlants, titubants, éreintés, tous cloués à un lit ou une couchette, tous incapables de raisonner et encore moins de comprendre ce qui leur arrivait. On dit que tout Aksana est touché, bien que certains en auraient tout de même réchappés. On dit que c'est la punition des Sept, pour cette guerre, ce simulacre honteux, cette mascarade éhontée. Pourtant, cette maladie ressemble à toutes les autres, en apparence, mélange de fièvre et de vertiges, de sueurs et de suintements, d'une douleur insidieuse et silencieuse, parfaite diversion pour le plus grand des maux. Comme tous les autres, Hilde n'y a donc pas échappé, frappée par ce mal, alitée un temps puis tentant de se montrer utile, difficilement, mission bien trop ancrée dans sa chair pour qu'elle ne puisse s'en défaire. S'occuper aurait pourtant été la meilleure des options pour arrêter de penser, de rêver, de sombrer, alors que les heures passées dans ce lit de fortune ne servaient plus qu'à hanter son esprit d'un arrière goût amer. Hilde n'était pas dans son état normal, elle le sentait, si profondément qu'elle en tremblait fébrilement et secrètement. Elle n'avait rien dit à personne ayant trop peur d'évoquer ce vide en elle, ce vide sournois qu'elle percevait à peine mais qui laissait sous entendre que la perte était bien réelle, quelle qu'elle soit. Elle pensait à Talweg, espérant que son état ne soit pas aussi catastrophique que le sien, et ce bien que leurs conditions physiques aient toujours été liées, malgré les rancœurs et les regrets, malgré cette distance qui ne cessait de croître entre eux et qu'Hilde essayait d'ignorer. Elle avait peur Hilde, peur de la suite, peur des conséquences, peur de la mort, la voyant rôder autour des corps fiévreux du manoir familial, impuissante face à sa toute puissante, bien incapable de la chasser. Alors elle tentait de calmer ses inquiétudes, elle tentait de reprendre des forces qui finalement, au bout d'une semaine, commencèrent à la regagner, quand d'autres ne voyaient pas leur état s'améliorer.

Il était tard mais le sommeil, lui, manquait à l'appel. Les pensées s'entrechoquaient dans la tête d'Hilde, naviguant entre Morphée et la réalité, jusqu'à ce qu'une voix familière et douce la rappelle, l'extirpant de cette torpeur désagréable pour la ramener dans cette pièce froide, tout juste éclairée par les rayons de la lune pleine de cette nuit d'hiver. Hedda était là, chose assez rare pour être notée, Hilde ayant été soulagée de retrouver son visage innocent, rongée par les craintes de la savoir auprès de Merle, et de jouer à ce jeu dangereux. Elle semblait aller mieux, ou tout du moins la fièvre l'avait quittée, mais pourtant, sa réaction troubla Hilde alors que ses bras venaient de se refermer autour de son corps encore affaibli. - Qu'est-ce qui se passe Hedda ? Elle murmure, personne d'autres ne peut les entendre mais elle murmure, comme si ce silence de plomb ne devait pas être brisé, comme si le pire allait arriver. Son regard scrute alors la pièce avant de finalement se poser sur cette eau tapissant le parquet vieilli et son verre brisé. Naturellement, Hilde tente alors de réparer les dégâts, faisant valser ses doigts pour attraper cette eau et la verser dans un récipient posé non loin de là, sur une commode attenante. Le geste est acquis, depuis des années, il fait partie d'elle, comme une seconde nature mais pourtant, cette nuit-là, l'eau désobéit, restant plaquée au sol sans même bouger d'un iota. Décontenancée, Hilde commence par douter de son état mental, répétant inlassablement les vaguelettes de ses doigts, pour un résultat nul, encore et encore. Ses yeux se plissent, son regard s'assombrit et finalement, l'angoisse commence à prendre possession de son être, réfutant avec hargne la vérité qui se dresse devant elle. - Qu'est-ce que... Elle murmure, encore, se parlant à elle-même... Elle murmure et tente, encore et encore, plus vite, plus fort, se concentrant plus que de raison sur cette flaque d'eau insignifiante qui semble lui rire au nez. Et puis elle se souvient du vide, celui qui l’effrayait, finissant par comprendre que cette maladie n'était finalement peut-être pas comme toutes les autres, et que les conséquences allaient s'avérer être bien plus catastrophiques qu'elle le pensait...

C’est impossible, improbable. Jamais il n’a été fait référence d’un maître ayant perdu son élément, jamais un apprentissage de plusieurs décennies ne peut être réduit à néant par une maladie somme toute très banale. Pourtant les preuves sont bien là, devant elle, devant ses yeux ahuris et son cœur qui commence à se serrer si fort qu’elle manquerait presque de suffoquer. Elle essaie bien de les nier, Hilde, de s’imaginer un mauvais rêve, une hallucination, tout sauf ça, sauf cette vérité contre laquelle elle se débat aussi furieusement que ces gestes qu’elle exécute, inlassablement, avec hâte et crainte, espérant qu’une seule, juste une seule goute d’eau ne s’extrait de cette flaque qu’elle ne supporte déjà plus. Emportée dans un torrent d’incompréhension, l’aînée Wolffhart se renferme sur ce cauchemar éveillé, oubliant presque la présence d’Hedda à ses côtés mais surtout ses suppliques et son comportement étrange. Ce n’est que lorsqu’elle capitule et que le corps de sa sœur s’effondre sur le sol dans un bruit sourd qu’Hilde dépose ses yeux effarés sur Hedda et réalise, difficilement, ce qui vient de se passer. – Hedda ! Le cri perce le silence angoissant de la chambre, Hilde se hâtant vers sa sœur pour l’aider à se relever avant que cette dernière ne se blottisse contre elle, visiblement apeurée et choquée par ce qui vient de se passer. Pas plus rassurée, l’aînée tente de comprendre, ignorant encore être la source de cet étrange phénomène alors que son nouveau pouvoir vient de lui être dévoilé pour la première fois. – Qu’est-ce-qui s’est passé Hedda ? Je… Ses paupières se plissent, torturées par une incompréhension qui la divise entre effroi et questionnement, incapable de raisonner convenablement. – Je ne comprends pas… L’eau ne frémit même plus mais Hedda, elle, tombe alors que le sol est sous ses pieds. Hilde dépose alors sa main sur le front de sa jeune sœur, inquiète qu’elle ne puisse encore être terrassée par la fièvre et que ses forces lui échappent à nouveau. Pourtant, le mal s’est bel et bien envolé et Hedda, dont la température semble normale, ne présente aucun signe de faiblesse, aucun qu’elle ne puisse déceler à l’œil nu en tout cas. – Tu te sens mal Hedda ? Repose-toi s’il te plait, ne… ne t’inquiètes pas pour le reste, c’est certainement à cause de la maladie, nos forces étant encore trop faibles… Trop faible pour quoi ? Pour faire tressaillir quelques gouttelettes ? Hilde s’enfonce elle-même dans son mensonge, espérant peut-être se laisser persuader par cette vérité qu’elle vient d’inventer de toute pièce et qui n’est rien de plus que de la poudre aux yeux. Un nouveau regard vers sa sœur et finalement, un signe, mauvais présage, quand une légère traînée de sang s’échappe d’une de ses narines, souillant le visage de la jeune femme de ce rouge carmin qu’Hilde exècre tant. – Tu saignes Hedda... lâche-t-elle en un murmure, comme si au fond, elle sentait que ce sang là ne lui était pas vraiment étranger et alors que ses yeux fixent la goutte qui roule sur la lèvre de sa sœur, Hilde pourrait presque croire qu’elle l’a bien vue bouger…