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La fureur océanique avait rendu mouvementés les rêves du maître de l'eau qui sentait le hamac dans lequel il dormait se balancer de gauche à droite au rythme des vagues. Il se revoyait tout môme, assimilant les bases de la navigation seul à bord de ce youyou de fortune, luttant contre le courant. Livré à lui-même. Si la situation était véritablement arrivée, dans son rêve, l'océan était en feu. Les flammes léchaient goulûment la surface de l'eau et se rapprochaient inexorablement de sa petite embarcation. La terreur s'était emparée de l'enfant qu'il était et il criait, criait si fort qu'en se réveillant dans un sursaut, Alderan Krane sentit presque ses cordes vocales se relâcher subitement, comme si ce cri, surgi tout droit de son subconscient, l'avait poursuivi jusque dans le réel. Krane se redressa en position assise et vira de bord dans son hamac, laissant ses jambes pendre dans le vide. Les yeux encore voilés par le sommeil, il s'étira longuement, dénouant un à un les muscles de son dos. Un jour de plus à se tasser, se recroqueviller, se faire tout petit pour être né avec ce sang de bronze. Une situation qui l'enrageait, mais qu'il ne pouvait pas changer à lui tout seul. Non. Alderan se leva et ses pieds nus filèrent dans les marches menant au pont. Il se prit d'emblée une rafale de vent et ferma les yeux en recevant des embruns dans la figure. Le meilleur réveil du monde, se prit-il à penser. Les nuits en mer, au-delà d'être plus sécurisantes, donnaient toujours amplement le temps à Krane de songer à des plans d'action, des réunions, des lieux à visiter, des mesures à prendre lorsqu'il poserait à nouveau pied à terre. La chasse aux maîtres de l'eau avait été ouverte par l'impératrice en personne. Leurs têtes avaient été grassement mises à pris. Les temps étaient plus incertains que jamais et requéraient moult prudence car l'ennemi guettait, dans l'ombre. Se cacher n'était clairement pas dans l'habitude d'Alderan, mais qu'y pouvait-il. Ce n'était pas en risquant inutilement sa vie qu'il aiderait la résistance. Tout en prenant appui sur le pavois de son navire, Alderan songea aux Osanos, puis à Atalante, qui, quelque part à Aguarinui, préparaient sans doute une riposte. Il avait tout intérêt à jeter l'encre et rentrer à Azurite s'il voulait en être, mais comment renoncer à l'appel de l'océan ? Son sens du devoir envers les Osanos avait beau être pointu, Alderan ne résistait tout bonnement pas à une virée au grand large. L'air marin était à ses yeux plus revigorant que n'importe quelle bouffée d'oxygène. Il y revenait toujours. Mais le devoir l'appelait, lui aussi, et couper la poire en deux était à la fois déchirant et tout à fait plaisant, car après tout, même s'il n'y était pas né, Azurite était la ville qui l'avait vu grandir.

Se détachant du pavois, Krane ferma les yeux et balaya l'air de ses mains en gestes d'une précision chirurgicale. Il se laissa porter par ses mouvements qui oscillaient entre douceur et rapidité, mais tout en flexibilité. Lorsqu'il rouvrit les yeux, une sphère d'eau flottait devant lui, immobile et parfaitement lisse. Ce résultat lui avait demandé des années et des années d'entraînement. Alderan présenta sa main paume ouverte et la ramena vers lui. La sphère avança selon chacun de ses gestes. Il prononça, lentement : « Le pessimiste se plaint du vent. » Il fit un pas sur le côté, et la boule d'eau, d'à peu près la taille d'une pomme, le suivit. Cet exercice demandait une excellente maîtrise de soi et Krane en avait fait un rituel rythmant chacune de ses matinées. Il lui permettait de faire non seulement le vide dans son esprit, mais aussi d'exercer sa maîtrise élémentaire et corporelle. Alderan était colossal, mais sa grande force résidait en son incroyable agilité. Le maître décrivit un mouvement circulaire avec ses mains, les faisant lentement se séparer puis se rejoindre, et la sphère exécuta un cercle parfait autour de lui. Alors, il énonça : « L'optimiste espère qu'il va changer. » La mer était toujours aussi agitée autour de lui, mais le marin ne s'en rendait pas compte, absorbé par la mécanique de ses gestes et par le maintien de la sphère qui lui demandait une concentration maximale. Il avait de nouveau fermé les yeux, mettant toute sa confiance et sa foi dans sa maîtrise. Il tendit un bras, plia le second, et l'orbe virevolta tout en s'élevant. Puis à Alderan de conclure : « Le réaliste ajuste ses voiles. » Il rouvrit les yeux, et la petite boule d'eau se tenait au creux de sa main gauche. Un sourire satisfait dansa sur ses lèvres fines, juste avant qu'il ne propulse la sphère par-dessus bord, dans l'océan auquel elle appartenait. Il tira sur plusieurs cordes pour ajuster les voiles de son navire, puis se dirigea vers la barre. Cap vers Azurite. Atalante le maudirait cent fois pour son manque de prudence, mais il n'aimait que trop voir la foudre danser dans son regard pour se laisser aller à suivre ses conseils. En outre, son petit exil maritime n'avait que trop duré ; il était temps de rentrer.