A une heure aussi matinale, il n’y avait pas grand monde, dehors. Le soleil venait tout juste de commencer sa course vers le zénith, et le terrain était désert. Son travail d’ambassadrice, Braelyn avait décidé de le mettre sur pause. Elle aidait, bien évidemment, usant de ses talents de diplomates pour convaincre ceux qui voulaient bien les entendre de les aider à libérer leur roi de l’emprise de son père. Mais le plus clair de son temps, depuis qu’elle avait appris cette terrible nouvelle, elle le passait ici. La violence, elle la détestait, mais elle la savait nécessaire. Ils n’allaient pas réussir à sortir Adonis de sa cellule en frappant à la porte du palais de Greenstall – et il était hors de question qu’elle reste assise à Foushin en attendant de le voir revenir. Ça n’était plus qui elle était.

Après des mois passés à explorer ce nouvel élément qui était le sien, elle était convaincue de pouvoir faire au moins quelques dégâts. Si sa technique était encore loin d’être irréprochable, le métal lui répondait et lui obéissait. Elle savait désormais lui donner la forme qu’elle voulait, instantanément, sans le moindre défaut. Elle avait fait fondre des lances et des épées, elle avait compressé des pans entiers en des sphères irrégulières comme elle aurait chiffonné une feuille de papier, rien qu’en mouvant ses bras et ses mains. Les boules qu’elles portaient aux poignets étaient toujours là, bracelets qu’elle ne retirait pas, et aujourd’hui les rejoignait des manches recouvrant ses avant-bras. Tout chez elle était tranchant et acéré – autant ses armes que sa voix, autrefois si douce et chaude, désormais lame glaciale.

Elle avait déjà lancé plusieurs fléchettes dans la cible en face d’elle quand une présence la fait se retourner. Elle sent sa gorge se serrer et quelques larmes embuer ses yeux quand elle reconnaît le doux visage de la poupée qu’était sa chère cousine. Si peu friande de tout contact physique que ce soit, elle ne bronche cependant pas le moins du monde quand Keira vient l’enlacer – et à son tour, Braelyn la serre tout contre elle, aussi fort qu’elle le peut. Seuls les Sept savaient à quel point elle lui avait manqué, à quel point elle avait eu peur pour elle. Elle esquisse un sourire triste quand elle l’entend susurrer son nom, et elle hoche la tête. Elle était là. Il fallait qu’elle sache que si elle était venue pour la voir, elle ne partirait pas. Jamais. Leur étreinte finit par se défaire, et leurs deux paires d’iris se croisent, sphères d’encre qui se mélangent car trop heureuses de se retrouver. Elle est ravie de l’avoir ici avec elle, Braelyn. Elle est ravie de pouvoir s’assurer qu’il ne lui arriverait rien, et elle ravie de savoir qu’elle tient toujours sur ses deux jambes, malgré tout. Mais elle fronce tout de même les sourcils alors que la poupée parle à nouveau, et baisse les yeux vers les poignets qu’elle lui tend. Elle ne sait pas si son cœur se tord parce que soulagée de voir son sang partager son don, ou parce qu’elle s’inquiète. Mutante, Keira fait donc partie des chassés et des persécutés – des maudits, de ceux dont les Sept qu’elles adoraient tant ne voulaient plus. Elle ne relève pas les yeux à la requête de Keira, se contente de lâcher un doux soupir. Elle regarde l’or onduler sur la peau chocolat de sa cousine, repense à sa bague qui avait fondu sur son doigt sans qu’il ne puisse y faire quoique ce soit. Tu vas commencer par essayer de te calmer. Elle la sentait, la peur et la colère, comme elle la sentait chez elle aussi. Et comment pouvait-elle la blâmer ? Elle-même n’était plus qu’angoisse et rage, et elle avait perdu si peu comparé à la belle en face d’elle. Elle avait été privée de ses parents pour toujours, elle qui depuis le début, n’avait eu qu’eux. Seule survivante d’une lignée qui, de ce fait, n’était plus. Braelyn enroule ses doigts autour des poignets de Keira, et toutes deux s’assoient à même le sol. Il fallait qu’elle se calme, autrement n’arriverait-elle à rien. Est-ce la seule chose que tu sache contrôler ? Les accidents étaient vite arrivés. A Volastar, l’ambassadrice avait failli faire fondre une rambarde d’escaliers dans son intégralité tant ses émotions lui avaient échappé. Elle voulait savoir, simplement, à quel point le métal échappait à la petite Keira.

Elle hoche la tête aux dires de Keira, parce qu’elle sait exactement de quoi elle parle. Si la maîtrise de la terre et celle du métal étaient, dans les mouvements et les pensées, sensiblement similaires, il  y avait cette différence majeure. La terre ne vibrait pas autant. La terre était solide et stable, ne vibrait que quand les maîtres lui demandaient de se mouvoir – du moins étaient-ce ainsi qu’elle le ressentait, autrefois, quand elle lui répondait encore entièrement. Le métal, lui, bourdonnait sans cesse. Il était partout, au même titre que chaque autre élément, mais profondément changé par leurs propres mains, façonné pour les désirs des hommes, répondant à des besoins qu’ils s’étaient inventés. Il était dans leurs bijoux, dans leurs armes, dans leur vaisselle, dans leurs serrures. Et il était si fragile, si fluide, comparé à l’ancien élément qu’elle maîtrisait. Il répondait plus facilement que la roche impénétrable. Il était plus souple, et moins capricieux. Déjà, l’or aux poignets de la poupée ondulait moins intensément, alors que la respiration de sa propriétaire s’apaisait. Le sourire qui avait fleuri sur les lèvres de Braelyn ne les quittait toujours pas, et son regard suivit la main de sa cousine, qui se dressait face au cheval duquel elle venait de descendre. C’est ses fers qu’elle contrôle quand l’animal se met en marche, avant de lui échapper au bout de quelques pas. Tout de suite, Keira s’emballe. Tout de suite, elle lui dit avoir peur et tout de suite l’ambassadrice s’empare de ses mains. Ça ira, tout ira bien. Respire. Elle place une des mains de Keira contre son ventre ; il fallait qu’elle la sente respirer, qu’elle copie son rythme, rythme qu’elle-même avait mis si longtemps à maîtriser. Respire. Sa voix se fait murmure, elle espère que ça l’aidera au moins un petit peu. Elle ne la quitte pas des yeux ; elle ne la quitterait plus jamais des  yeux. Elle refusait que son monde à elle aussi tombe en lambeaux, elle voulait essayer de le maintenir debout, autant qu’elle le pouvait. Elles ne pouvaient pas être brisées toutes les deux. Elle attend de la savoir un peu plus sereine pour lâcher ses mains et commencer à détacher un de ses bracelets. Tout métal est terre changée. Elle dépose le premier bijou au creux de la paume de Keira, et s’attaque au second, autour de son poignet gauche. Nous la changeons de nos propres mains, nous la façonnons selon nos envies ou nos besoin, mais il nous est totalement impossible de la faire disparaître. Le second bracelet repose désormais sur les deux paumes de Braelyn, aussi calme et stoïque que son jumeau. Ce que tu sens dans chaque morceau de métal autour de toi, c’est elle. Tu ne la sens jamais de la même façon, parce qu’elle n’est jamais traitée de la même façon. Dans l’or, dans l’argent, dans l’acier, dans le fer, elle est différente à chaque fois – mais elle est bien là. Elle est toujours là. Braelyn écarte les paumes, les fait se faire face – et le bracelet s’étend entre les deux, ne reposant plus que sur le poids de l’air. C’est sur la terre que tu dois te concentrer, Keira. Comme avant. Et le bracelet se transforme, devenant boule, puis tige solide, puis substance ondulante et presque gluante, puis bloc tout à fait carré, quoiqu’encore un peu cabossé. Et c’est la terre qui te répondra.

Elle esquisse un sourire apaisé quand elle voit Keira fermer les yeux. Elle avait toujours été comme ça, Keira ; elle essayait sans cesse, ne laissait pas les échecs la faire s'arrêter. Elle regarde son visage de poupée, et elle se souvient de comment il était, autrefois. Elle se rappelle de la petite fille qui tenait à peine debout mais qui persistait à vouloir courir, et elle se rappelle de ses yeux rieurs et de son sourire solaire. Et elle se rappelle de toutes les questions qu'elle posait sur les grandes personnes alors que Braelyn tressait ses cheveux indomptables, comme l'étaient ceux des leurs. Elle la regarde et elle se demande où est passé le temps. Les enfants qu'elles étaient avaient disparu. Au moins l'ambassadrice avait-elle eu la chance de vivre avant la guerre ; mais Keira, elle serait forcée à grandir trop vite. C'était l'histoire qui se répétait. Elle espérait que les jeunes d'aujourd'hui ne deviendront pas comme les jeunes d'hier; pourris par la guerre, ivre d'ambition. Elle espérait que les enfants qu'elles étaient resurgissent, au moins un peu, et feraient réapparaître le bonheur sur le visage de Keira. Le bonheur qui lui allait si bien.

Elle est tirée hors de ses pensées par la musique qui change entre ses mains. Elle a encore le contrôle sur l'or qui lévite, mais elle le sent lui échapper. Son sourire change, de serein à fier. Elle laisse tomber, Braelyn, et l'or aurait pu se laisser tomber aussi, à même le sol - mais c'était Keira qui le faisait désormais se balancer dans le vide. Elle baisse les yeux vers ses épaules, qui s'élèvent et s'abaissent au rythme de sa respiration contrôlée comme il le fallait. Jusqu'à ce que le cube se transforme en sphère, avec quelques défauts presque invisibles, et que les yeux de la poupée s'ouvrent à nouveau. Son sourire ne disparaît toujours pas quand leurs regards s'emmêlent à nouveau, et leurs doigts se retrouvent, entrelacés comme ils l’avaient déjà été des millions de fois. Il était effectivement temps que nous soyons réunies, ma douce Keira. Et elle soupire, la femme d’ébène. Les Wheatdrop étaient morts. Pas seulement Miriela, pas seulement Braenna, pas seulement Metylda, pas seulement Persivell. L’entité qu’ils représentaient autrefois n’était plus. Ils n’avaient plus rien à voir avec la famille qu’ils étaient encore un an auparavant. Certes, les démonstrations d’affection n’avaient jamais été leur tasse de thé, mais ils étaient donné, pour chacun d’eux, qu’ils s’aimaient tous tendrement, malgré les querelles et les désaccords qu’on leur connaissait. Que leur restait-il, aujourd’hui ? Les Sept fragilisaient tout, Eux-mêmes qui les avaient soudés. Les Wheatdrop étaient morts. Elle se répétait cette phrase depuis l’apparition du terme « mutant ». Rien, absolument rien, ne pouvait la rendre plus heureuse que de savoir Keira auprès d’elle, enfin. Plus facile de veiller sur sa douce cousine ici que quand elles étaient séparées par les plaines et les forêts d’Eartanera. Que vas-tu faire, maintenant ?