Il tenait la lettre dans ces mains, ne cessait de la relire. Les pattes de mouche s’alignaient devant ces yeux, et pourtant, tout semblait incompréhensible : les belles arabesques finement dessinées étaient sibyllines pour cet homme à la chevelure d’or. Il reconnaissait cependant la signature en bas de la page, et le sceau qui avait scellé la missive - mais le contenu lui était étranger. Il l’avait lu, encore et encore, sans pour autant comprendre. Les mots en eux-mêmes faisaient sens, indépendamment les uns des autres. Mais ensemble, ils n’étaient que flous et mystérieux. En réalité, ils avaient le goût de l’erreur.
Son erreur. Ou plutôt avaient-ils la graphie de la fatalité : tout héros qu’il se croyait, il ne savait sauver les indigents.
Le vent souffla contre ses tempes. L’intérieur de l’armurerie dans laquelle on lui avait apporté la lettre s’insuffler de sa frustration colérique. L’élément lui échappait, comme
elle lui échappait. Il se croyait maitre d’un Destin de gloire et d’honneur, mais il avançait dans le noir depuis le début, et si tout avait paru prometteur, il se cognait désormais aux obstacles dissimulés. Il ne frappa rien, cependant, ne laissa son poing rencontrer aucune surface dure. Mais il souffla, souffla lourdement, et ragea intérieurement. Ses pensées se tournaient vers elle désormais, non pas celle qui lui avait écrit cette missive terrible, mais celle qui l’avait motivé à suivre cette voie. A se sacrifier, pour lui permettre de régner de manière pérenne.
Alors il quitta l’armurerie, laissa son armure et ses armes reposer sur la table de bois - l’écuyer les lui rangerait - et il remonta les longs corridors royaux, la lettre froissée par ses doigts, le pas pressé et hâtif. Il devait sans doute s’attirer les regards de tous, nobles comme domestiques, à se montrer bestial coléreux. Qu’importe, il l’était. Il était le monstre enragé que l’Ire possédait. Il était le héros qui butait devant chaque triomphe. Le Destin glorieux de ses ancêtres ne pouvait être le sien. Mais il restait à ses côtés, néanmoins : une promesse qu’il lui avait faite il y a bien des années, et qu’il comptait tenir encore longtemps. Parce que Liza représentait tant ; elle était l’amie et l’amante oubliée, l’hirondelle doucereuse et la tempête destructrice. Elle était la reine devant laquelle il avait ployé le genou, celle qu’il avait juré de servir.
Les hommes postés devant les grandes portes de l’office le laissèrent passer. Il était leur supérieur et un proche de la reine : aucune menace ne pouvait émaner de lui. Alors il poussa le bois de sa main libre, et s’engouffra dans le grand bureau royal. Elle se tenait face à lui, silencieuse hirondelle, la tête penchée au-dessus de dossiers divers - ses longs cheveux d’argent caressaient les parchemins étalaient devant elle. Il s’approcha de son pas colérique, les traits tirés et fermés sous l’irritation, et il tendit d’une poigne sèche la missive froissée.
« Dans cette lettre, Scylla Vasara annonce la fin de nos fiançailles. Un geste appuyé par son frère, Achille. » Il n’était à Volastar que depuis quelques jours. Ses équipes étaient reparties explorer la nation à la recherche de mutants à sauver, mais lui était resté dans la capitale, auprès de son amie royale. Il n’avait pas eu le temps, encore, de lui annoncer ses fiançailles nouvelles - les seules qu’il avait acceptées, les seules qui ne découlaient pas de son père. Voilà qu’il en avait désormais la chance, maintenant qu’on le relâchait de ses fonctions maritales.
« Celui-là même que tu as fiancé à Nevenka. » Une erreur, selon lui : Achille Vasara n’aurait jamais dû prétendre à gagner le nom de la Couronne. Il n’en était pas digne, ne le serait jamais.
« Celui-là même qui, dans l'ombre, forge des alliances avec tes sujets. » Il lui avouait tout de ce qu’il avait appris de ses semaines sur la route : les rumeurs entendues, le brouhaha qui envahit les rues de province. Elle devait savoir, il le fallait. C’était impérial.
« Ce ne sont pas que des rumeurs, Liza. Scylla m'en a donné la confirmation : tu dois voir Achille comme une menace. » Lui le faisait depuis des années, parce qu’Achille était un mal gangrenant, et qu’il se savait apte à éradiquer cette plaie. Désormais, d’autres le verraient. D’autres comprendraient. Et ensemble, ils le porteront jusqu’à sa victoire.
« Je lui ai proposé de m'épouser. Scylla. Je voulais lui donner une stabilité maritale, un projet dans lequel elle s'impliquerait. Je voulais l'éloigner de la peste noire qu'est son frère. » Il se tenait face à elle, de l’autre côté du bureau, pourtant jamais ne s’était-il senti plus éloigné de son hirondelle. Il avait parlé d’une voix toute aussi distante que son âme l’était, parce que ça le brisait de lui annoncer ça, quand bien même plus rien ne tenait. Mais il avait demandé à une autre de l’épouser, il s’était projeté avec une autre, quand Elizaveta était la seule auprès de laquelle il voulait vieillir - en tant qu’époux, ou que fidèle chevalier.
« Je la voulais de notre côté. Pour la protéger. Pour te protéger à vrai dire - toi et ton règne. » Des desseins qu’il évoquait enfin, des projets qu’il pensait mener à bien - mais tout déjà s’effondrait. Et des sentiments qu’il prononçait à demi-mots : un besoin de servir, de protéger. Une envie de se trouver près d’elle. Un désir qui lui brûlait les entrailles depuis une décennie, mais que jamais ne pourrait s’assouvir. On lui avait bien fait comprendre, au fil des années, que cette femme n’était pas pour lui, mais promise à un destin plus grand. A un homme plus méritant. Michail, lui, devait se contenter des Yekatarina et des Scylla, femmes au cœur noirci, encagées par leur propre ambition. Par leurs propres maux amers.
« Mais il semblerait qu'Achille ait encore trop d'emprise sur sa soeur - et que j'ai échoué dans tout mon dessein. » Un regret. Affreux. Assourdissant. Là se tenait son échec sublime, sa perdition terrible. Le flanc saignant, le corbeau releva son regard océan vers l’hirondelle - la suppliant de lui venir en aide.