Il est loin l’enfant insouciant qui affrontait chaque jour avec espoir, perdu le gamin qui rêvait en couleurs. Il a toujours les mêmes cheveux de jais que rien ne peut dompter, les mêmes yeux noirs aux lueurs sauvages mais il avance avec détermination désormais, bruine d’été devenue ouragan. Ses sourires ne sont plus innocents mais emplis de malice, ses rires des éclairs qui vous font vibrer. Il n’a pas trop mal tourné Azriel. Il s’est surtout endurci, délaissant son imagination au profit d’une réalité aigre-douce. Il a appris à se débrouiller, obsédé par l’idée de tout contrôler dès qu’il sent une once d’indépendance lui être accordée. Presque maître de son destin, en vérité pantin qui préfère s’ignorer, lui ce petit pion dans un grand échiquier.

Il s’est plié à toutes les règles, sachant mieux que personne les conséquences qu’il fallait affronter si elles étaient ignorées. Il est devenu obéissant, presque chiant Monsieur premier de la classe. Il lui faut toujours être le meilleur Azriel, celui qui travaille trois fois plus que les autres en secret, celui qui a besoin de tout réussir pour se voir féliciter. Parce qu’il n’a eu de cesse de chercher les compliments dont il a si cruellement manqué toute son enfance, trouvant de l’affection là où il pouvait bien la trouver. Il ne fait qu’essayer de se défaire de cette image de monstre qu’on lui a collé depuis que la maudite bande dorée lui a été assignée. Il ne sait pas vraiment s’il devrait s’aimer ou se détester Azriel, alors il lutte chaque jour pour faire pencher la balance du bon côté.

Fatigué, il est même foutrement épuisé le jeune Vestrit. De son quotidien, de la vie en général, de l’avenir même. Alors il s’oublie, dans tous les plaisirs qu’il peut trouver, dans la douleur qu’il s’inflige pour contenir l’électricité qui l’habite, dans la discipline qu’il s’impose pour briller. Les cicatrices, il en a eu plein depuis, sur sa peau pâle ou au tréfonds de son âme. Il ne les a plus jamais comptées, sans pour autant s’abaisser à les oublier, car elles font partie de lui, parce qu’elles l’ont construit. Alors même s’il n’est pas toujours fier de ses mots ou de ses actes, même s’il préfère les remords aux regrets, il continue de défier de par son existence même. Il fait preuve de douceur autant que de violence, de nonchalance autant que de détermination, un foutu adolescent peu gâté par la vie, un parmi tant d’autres comme lui.

Mais il y a ces liens, certains superficiels, d’autres aussi indestructibles que ce bracelet jaune à son poignet qui rendent le quotidien plus agréable, plus supportable. Il y a ces personnes, celles qui ont su se faire une place dans son cœur, celles qu’il évite de toute son âme. Un patchwork improbable d’amitiés, de liens fraternels décidés, d’amourettes éphémères et de némésis à écraser. Les gens, ça a toujours été son point faible à Azriel, lui qui a réussi à conserver un cœur assez grand pour tous les aimer ou les détester. Il s’attache, parfois consciemment, souvent malgré lui à des êtres qui n’ont pas conscience des dégâts qu’ils pourraient causer.




Il s’adosse à la fenêtre Azriel, un verre de vin à la main, tentant de profiter de la brise timide de cette nuit d’été. La chaleur est insupportable, même au palais des Yinren mais il a appris à s’en accommoder depuis l’année passée à servir Kalei. Ce qui n’empêche pas ses pensées de dériver vers la sensation de l’eau glacée qu’il affectionnait tant étant enfant, celle qu’il donnerait n’importe quoi pour retrouver ce soir. Il a chaud le jeune Vestrit, comme en témoigne sa chemise en lin qui colle à chaque parcelle de sa peau. Si la décence l’avait permis, il l’aurait sûrement ôtée mais pas en sa présence, surtout pas alors qu’il le dévisageait de la sorte. Agacé, l’adiutor se tourne vers son maître en haussant un sourcil accompagnant sa moue lourde de sens. « Pourquoi tu me regardes comme ça ? » Demande-t-il du ton tranchant que Kalei lui connaît une fois à l’abris des regards, lorsque personne n’est en mesure de rapporter son impertinence. Parce que même un an après la cérémonie, Azriel est toujours révolté de ce maître que le destin lui a imposé, lui qu’il s’était promis de fuir comme la peste, lui à qui il est à jamais enchaîné.

“Les Yinren sont pire que la peste. Ils sont dangereux, reste éloigné d’eux à tout prix.” Combien de fois avait-il entendu ces mots Azriel ? Combien de fois se les était-il récité lorsqu’il sentait sa détermination de les respecter, vaciller ? Il avait perdu le compte depuis bien longtemps, à mesure que les contradictions que représentait Kalei avaient percé ses défenses. « Comment ça ? Je te regarde toujours comme ça voyons. » Il lève les yeux au ciel Azriel, arraché à ses pensées par le ton doucereux de son maître. Il a l’habitude de ses petits jeux depuis le temps mais ce soir le Yinren affiche un air qui ne lui dit rien qui vaille. Peut-être ferait-il mieux de reposer son verre et rejoindre ses quartiers mais la curiosité le dévore déjà alors il se mord la lèvre avant de répondre. « Comme si t’avais envie de me dévorer tu veux dire ? Désolé Yinren, c’est pas prêt d’arriver. Trouve quelqu’un d’autre avec qui t’amuser. » Il se détourne avec un sourire qu’il cache dans son verre, faisant mine de s’intéresser à la vue, il se permet une nouvelle gorgée.

« Je n'en veux pas d'un "quelqu'un d'autre". » Il avale de travers Azriel, manquant de s’étouffer face au ton des plus sérieux du noble. Le mêlé lui lance un regard à la dérobée avant de constater les dégâts occasionnés par le vin recraché sur sa chemise plus si blanche désormais. Alors il hésite une fraction de secondes le Vestrit, peut-être plus éméché qu’il ne voudrait l’avouer, avant de s’en départir en la lançant au visage de Kalei. « Arrête de picoler pour ce soir, c’est le vin et ta testostérone qui parlent. » Lâche-t-il avec une indifférence feinte avant de s’approcher de son maitre pour s’emparer de la bouteille qu’ils partageaient. Ce dernier lui saisit le poignet, l’arrêtant dans son élan, forçant Azriel à lui lancer un regard, surpris par son audace. Il ne comprend plus vraiment ce qui se passe alors que le malaise s’installe et le fige sur place. « Non. C’est mon coeur qui parle. » Encore ce ton qui ne laisse aucune place à d’éventuelles questions. Comme si une mouche l’avait finalement piqué, il déloge son poignet de la poigne de Kalei avant de reculer, le dévisageant, incrédule.

Les éclats de rire du Yinren viennent briser le silence tout juste installé, réveillant une lueur assassine dans les prunelles sans fond d’Azriel. « C'est toi qui n'a pas assez bu ce soir, t'en a perdu ton sens de l'humour. » Il continue de s’esclaffer, ce qui ne fait que décupler la colère du Vestrit qui serre les poings. « T’es vraiment un bel enfoiré, tu le sais ça ? » Touché dans son égo, regrettant sa naïveté, il attrape sa chemise au sol et sort en trombe de la chambre sous les ricanements de Kalei. Il ruminera ses mots des jours durant Azriel, plus marqué par la plaisanterie qu’il ne voudrait se l’avouer. Parce que pendant quelques instants tout avait pris sens, parce que cette blague avait sonné trop juste à ses oreilles. Alors, même s’il était soulagé de ne pas avoir à y croire, il ne pouvait s’empêcher de ressasser encore et encore les paroles de son maitre. Est-ce une nouvelle blessure qu’il sent se dessiner au plus profond de son palpitant ? Une nouvelle cicatrice héritée du fait de n’être qu’une simple marionnette pour le noble ?




C’est drôle la vie, surtout quand elle se fou de vous. C’est comme une montagne russe, dès que vous commencez à monter vous finissez par voir l’énorme descente qui vous attend de l’autre côté. Il avait le vertige de la réalité Azriel, face à un mariage qui faisait de son maître un héritier, face à cette guerre qui menaçait de tout dévaster. Il n’avait plus de repères Azriel, juste un profond sentiment d’injustice, un cœur déchiré par la détresse et l’envie de tout réduire en flammes à coup de tonnerre. Lui qu’on qualifie de guerrier, le voilà bien embêté de constater qu’il n’est qu’un moins que rien apeuré par ce que pourrait amener les sinistres lendemains. Peut-être qu’il aurait dû fuir, peut-être qu’il aurait dû croire en quelque chose de meilleur, de plus grand, de plus juste, quitte à faire des sacrifices. Mais il n’est pas assez fort Azriel, il est même faible au point de tomber dans des pièges qu’il n’avait pas vu venir. Le voilà loyal à son maître, le voilà incapable de voler de ses propres ailes.

Il tait sa détresse à l’abri de son cœur, il ignore ce qu’il lui reste d’honneur. Un traitre, voilà ce dont on pourrait aisément le qualifier, lui qui a détourné les yeux face à la souffrance de tous ses pairs de trop nombreuses fois, lui qui a délibérément ignoré les cris de souffrance des innocents. Qui es-tu Vestrit ? Toujours le même pion ? Es-tu encore sur l’échiquier ? Cette vie, est-ce que tu y survis ou la subis ? Non, tu l’endures et ça te torture. Il ne reconnaît presque plus personne Azriel, il ne sait même plus comment décrire l’étranger qui lui renvoie son regard dans le miroir. Il voudrait capituler mais en est incapable. C’est plus fort que lui, cette seconde nature presque primale qui prend le dessus pour lui démontrer qu’il peut encore résister. Ce réflexe de s’élever, de briller alors qu’il devrait s’écraser et abandonner.

Des choix, même s’il ne les voit pas encore, voilà ce qu’il a entre les doigts. Pas seulement l’électricité dévastatrice, mais la possibilité de tout détruire pour mieux reconstruire. Mais encore faut-il qu’il soit prêt à renoncer à cette place qu’il s’est évertué de faire sienne. L’adiutor fuira-t-il son maître ou profitera-t-il de sa place pour changer la donne ? À moins qu’il ne continue de vivre dans sa neutralité mensongère, ignorant sa conscience et son cœur dont chacun hurle d’emprunter une voie différente menant, au final, à la même destination… celle de nouvelles cicatrices, plus douloureuses, plus dévastatrices que toutes celles qu’il arbore ou cache au plus profond de son âme.