Le renouveau de la Ligue n'a rien de flamboyant. Il est nécessaire, mais limité par en nombre, en capacité, en possibilités, peut-être même en idéaux. Ce en quoi tous croyaient a disparu en même temps que des vies ont été volées, des enfants arrachés à leurs parents, des amants séparés. Asha sait qu'il y a eu l'avant et l'après, et que l'après sera différent, difficile. Ils sont abattus, même s'ils n'en disent rien, et tous veulent se laisser convaincre que leur leader a raison, qu'ils peuvent renaître de leurs cendres, plus forts, plus soudés, et offrir un nouveau départ à un groupe dont les intentions n'ont jamais été aussi disparates. Il y a de l'espoir, bien sûr, car l'espoir a toujours été le fondement même, la base de leur mouvement. L'espoir peut-être futile de changer les choses, d'imposer un nouvel idéal, une nouvelle justice, mais nombreux sont ceux dont le jugement s'est obscurci au lendemain d'un massacre gratuit, symbole de la trahison d'un des leurs. Certains continuent de réclamer la justice dont ils se portent encore garants, mais beaucoup – beaucoup trop – souhaitent la vengeance. Juge, juré, bourreau. Ils réclament des têtes auxquelles ils ne peuvent accéder, demandent à ce que les traîtres paient de leur vie. Oublié, le pacifisme qui les avait guidés jusqu'alors. Asha assiste à leur chute, impuissante, incapable de changer quoi que ce soit. Elle non plus ne sait plus, doute comme tous les autres, ne peut s'empêcher de se demander si elle a fait le bon choix en rejoignant un mouvement qui a perdu de son âme autant que de sa noblesse, qui pourrait détruire des gens auxquels elle tient. Elle n'a jamais partagé l'opinion de beaucoup, encore moins la haine tenace à l'égard de Maîtres qui sont nés dans cette position. Les lignes se confondent, on fait d'eux des monstres, on dessine un portrait volontairement exagéré pour renforcer, pour convaincre. Leur idéal tente de se rebâtir sur un mensonge, et elle ne peut que jouer les spectatrices. Pourtant elle veut encore y croire, penser qu'ils peuvent trouver l'alternative à laquelle personne n'a songé. Qu'ils peuvent redevenir eux-mêmes, sans jamais se laisser corrompre par le pouvoir, ce poison distillé lentement mais sûrement dans les esprits des personnes trop fragiles pour croire en leurs valeurs. Le pouvoir est tentant, assurément, Asha le comprend, mais elle sait les dégâts qu'il provoque. Les hommes luttent, se battent, se détruisent pour le toucher du bout du doigt, tueraient père et mère pour une couronne de pacotille, pour s'élever, pour ne plus jamais avoir à subir le joug d'autres qu'eux. Elle peut concevoir l'état d'esprit de Pollux, violent et rempli de rage, mais elle sait que ce n'est pas la solution. Certains diront qu'elle est trop faible, elle, elle répondra qu'elle sait simplement qui elle est et ce qu'elle veut. Il y a une autre personne présente dans l'assemblée, une autre qui lui ressemble, qui a toujours partagé les mêmes intentions qu'elle. Celle à laquelle elle accorde une confiance presque absolue, celle qui l'a initiée à la Ligue et son secret, et joue encore le rôle de mentor même sans n'avoir plus rien à lui apprendre. C'est vers elle qu'Asha se dirige, au cœur de Nytthus. Echo. Montée en grade – et personne ne trouve ça plus juste que la Mêlée bleue – à l'occasion de ce renouveau. « Félicitations » murmure-t-elle à l'amie, en déposant une main sur son bras. « C'est entièrement mérité. » Mais les traits d'Asha sont sérieux, sévères même. On ne lit aucune joie sur son visage, parce que joyeuse elle ne l'est pas. « Je sais que les intentions sont bonnes, mais je ne suis pas sûre que la façon de procéder soit la bonne Echo. » Elle fait référence à l'annonce d'un Maître venu agrandir leurs rangs. Le loup, invité dans la bergerie. « Je n'y suis pas opposée, et tu sais que je n'ai jamais eu de problèmes avec les Maîtres dans l'absolu, mais beaucoup penseront que vous oubliez ce pour quoi on se bat. Pour tous, ils seront toujours les ennemis. Vous risquez la mutinerie, peut-être même l'insurrection. » Elle s'explique avec son calme caractéristique. Asha n'a jamais un mot plus haut que l'autre, certainement pas avec Echo. Mais elle se doit de donner son avis, de mettre en garde, de jouer les gardes-fous comme elle le fait avec Andrei.

Rien ne la surprenait plus, désormais. Surtout pas ces réactions à fleur de peau, dont elle avait averti Khora avant même que cette dernière ne prenne la parole. Tout le monde était encore à vif, marqués par les bombes qui avaient détruit leur foyer, qui avaient ôté la vie à leurs proches. Bien sûr qu'accueillir un homme qui avait toujours appartenu au camp de l'ennemi était un événement difficile à accepter, surtout lorsque les blessures étaient encore si vives dans leurs esprits. Echo ne pouvait que les comprendre. Elle ne portait pas ce scientifique dans son cœur, mais elle se fiait au jugement de son leader. Peut-être était-ce naïf, mais la jeune femme savait qu'elle ne pouvait se permettre de remettre en cause les décisions de son amie, pas maintenant. Au contraire, leur unité serait leur force, elle le savait. Là où les autres camps se déchiraient, la Ligue se devait de rester soudée pour s'en sortir. Outre ça, la mêlée savait que les changements étaient inévitables s'ils voulaient s'en sortir. A eux seuls, ils n'étaient pas capables de faire une différence. Et le temps de l'inaction était désormais passé. S'ils ne s'abaisseraient pas aux mêmes travers que Pollux et ses sbires, ils se devaient de prendre des décisions, parfois compliquées, de mettre en place des mesures qui leur permettraient d'évoluer. Car leur objectif avait toujours été la reconnaissance des mêlés, et non pas l'extermination des maîtres, même si certains semblaient l'avoir oublié. Echo elle-même éprouvait une animosité envers ces derniers, mais si elle avait réussi à passer au-dessus pour lui - et malgré la déception qu'elle ressentait aujourd'hui - elle pouvait passer au-dessus pour d'autres. La foule s'était rapidement dissipée, chacun repartant à ses occupations, digérant la nouvelle qui venait de leur être annoncée. Khora et elle avaient décidé de leur laisser un peu de temps à tous, avant de mettre en place les nouvelles mesures. La Wickham avait laissé repartir son amie, en compagnie du maître qu'elle fixa un peu trop longtemps. Si elle l'acceptait, Echo ne lui accordait pas sa confiance. Elle le surveillait avec minutie, attentive à son comportement et à ses actes, prête à déceler la moindre faille qui aurait pu traduire de plus sombres desseins. La brune ne remarqua que quelqu'un s'approchait d'elle qu'une fois que la silhouette se trouva dans son champ de vision. Asha, qui venait la féliciter, posant une main chaude sur son bras. Echo hocha doucement la tête en signe de remerciement, un sourire sans joie aux lèvres. L'humeur de la mêlée était maussade depuis qu'ils avaient quitté Azi Freinu. Toujours sérieuse, hantée par le passé et préoccupée par le futur. La bleue exprimait ses pensées de sa voix calme qui la caractérisait. Une aura apaisante émanait d'elle, une particularité que la Wickham appréciait particulièrement chez son amie. Elle était une force de la nature insoupçonnée, une alliée précieuse dans cette bataille qu'elles livraient malgré elle. Echo se trouvait beaucoup de points communs avec la Verhoffin, et elle l'admirait pour toutes les choses dont elle n'était pas capable elle-même. Pour ce contrôle qu'elle avait sur elle-même, notamment. Car la brune n'avait jamais été douée à ça, elle. Trop enflammée, trop enragée pour canaliser ses émotions. « Je sais. Khora le sait aussi. » Elle poussa un léger soupir. Cette situation semblait être un problème impossible à résoudre, un casse-tête qui lui donnait la migraine. « Mais quel autre choix avons-nous? » Ils s'adonnaient tous à des alliances pour sauver leurs peaux, pendant qu'eux continuaient à se terrer dans cette grotte. Ça n'était pas la solution, pas sur le long terme du moins. Echo ne souhaitait pas vivre comme une ermite, et elle ne souhaitait ça à personne. Ils voulaient se faire une place digne de ce nom dans la société, pas se cacher de cette dernière. « Je n'aime pas plus qu'eux toute cette histoire de sérum et de maîtres, mais c'est nécessaire si nous voulons avancer. » Elle savait qu'Asha n'était pas celle qu'il fallait convaincre, qu'elle ne remettait pas en cause leurs choix. Elle essayait de les avertir, et Echo lui en était reconnaissante pour ça.

La question d'Echo résonne aux oreilles d'Asha. Quel choix avons-nous. Elle a sans doute raison, après tout la scission des partisans de Pollux et surtout leur trahison a montré qu'ils ne pouvaient avoir confiance en personne, que chacun se bat pour des raisons différentes. Asha se bat pour l'égalité, pour une justice, pour qu'Aksana reconnaisse les droits des personnes que le pouvoir considère comme inférieures. Elle ne se bat pas pour elle, certainement pas pour un quelconque pouvoir – qu'en ferait-elle, de toute façon ? - et elle sait qu'Echo, et Khornelia, sont sur la même longueur d'ondes qu'elle. Pollux, comme bien d'autres avant lui, comme bien d'autres après lui, s'est laissé corrompre par le désir absolu, la faiblesse la plus humaine qu'elle ait rencontrée : s'octroyer de force quelque chose qui ne lui revient pas, soumettre d'autres à son autorité. La justice n'a jamais été qu'un facteur subjectif pour lui, puisqu'il crée la sienne à son image, imparfaite, inégale. Asha sait qu'il échouera, comme les autres, parce que son idéal est tordu, égoïste. Ses partisans se sont laissés atteindre, corrompre même, par son projet. Une part d'elle espère que ce ne sera que temporaire, qu'ils reviendront à la raison, mais une autre part, la plus importante, sait qu'il n'en sera rien. Ils suivront aveuglément un homme aux sombres intentions, participeront à la construction d'un dessein chaotique, meurtrier même. A leurs yeux, la vie des hommes n'a aucune importance, pourvu qu'il ne s'agisse pas de la leur. Jamais la ligue ne se serait abaissée à un marchandage avec la Résistance, dont l'objectif ne pourrait être plus éloigné du leur. Jamais la ligue n'aurait accepté de sacrifier les leurs pour aller plus loin, voilà la seule chose dont Asha est persuadée, la seule raison qui la pousse à poursuivre sur un chemin tortueux. Elle suivra Khornelia aussi longtemps qu'elle partagera les mêmes valeurs, et si celles-ci devaient un jour prendre une direction opposée, elle partirait sans même y réfléchir à deux fois. L'intégrité avant le reste. Le plus grand bien avant le sien. Les idéaux d'Asha se heurtent à la réalité du monde dans lequel elle évolue, mais elle est incapable de capituler, encore moins de s'abaisser au niveau de Pollux. « Des tas, sans doute, mais aucun qui ne convienne à l'urgence de la situation » admet-elle dans un soupir frustré. Sans mesure radicale, la Ligue s'enlisera dans un conflit, une guerre de pouvoir, et tout ce pour quoi les gens comme elles se battent sera perdu à jamais, englouti par les désirs individuels. « Et après, quoi ? Qu'est-ce qu'on fera, Echo ? On acceptera que des Maîtres agrandissent nos rangs uniquement pour que nous puissions nous protéger... d'eux-mêmes ? C'est le serpent qui se mord la queue, on tourne en rond, on se laisse dévorer par la peur d'une autre trahison. Ce ne sont pas les fondements dont nous avons besoin pour avancer » oppose-t-elle calmement. Asha suivra la direction du mouvement aussi longtemps qu'elle lui semblera pertinente, mais elle craint le futur, encore plus avec la guerre qui se dessine entre les nations. Le contexte politique s'est complexifié, trop de mouvements cohabitent à l'intérieur d'un royaume qui se délite chaque jour un peu plus. La Ligue a perdu son assurance, sa confiance en l'autre, eux aussi se laissent atteindre par le chaos ambiant. « Tu sais aussi bien que moi ce dont nous avons besoin. Un coup de force. Une démonstration de puissance pour que notre voix soit entendue. Mais à l'inverse de Pollux, nous n'avons pas besoin d'utiliser la violence et le meurtre pour y parvenir. » Ce dont ils ont besoin, c'est d'un siège à une table, de la possibilité de négocier, de s'engouffrer petit à petit dans une brèche pour l'élargir de l'intérieur. Profiter de ce que l'attention du peuple soit rivée sur autre chose, utiliser à leur avantage le contexte. Il leur faut une stratégie d'attaque, pacifique mais déterminée. « C'est maintenant ou jamais qu'il nous faut agir. Après, il sera trop tard. »