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Spoiler:

Les yeux azurs du corbeau parcourent la salle sans jamais s’arrêter plus de quelques secondes, enregistrant les visages familiers dans un premier temps, désignant nonchalamment les êtres dignes d’être surveillés, dans un deuxième. Ceux chez qui il a décelé les signaux habituels, ceux qui ont oublié où ils avaient mis les pieds ou qu’il sent assez désespérés pour commettre un impair. Du haut de son perchoir, il n’en rate pas une miette. De cette danse sans fin, rythmée par les pièces que certains gagnent ou perdent. Elle est toujours accompagnée des rires, des cris et parfois des pleurs, comme une musique chère à son cœur. Et ça le ronge, de se dire que tout ça ne lui appartient pas. Ça le consume, de penser qu’il n’y aura jamais droit. Ca aurait dû être à moi. Lui a toujours répété son père. Et lui, il n’a fait que récupérer ce foutu disque rayé pour mieux se le repasser. Maudite litanie.

Il se détourne, écœuré de la scène, étouffé par sa haine, uniquement trahi par la température de la pièce qui grimpe, grimpe, grimpe encore un peu plus à chaque nouveau pas. Il peut presque se revoir dans un coin, à l’écart, pendant qu’on leur apprenait à compter les cartes. Certaines filles perchées sur des genoux auxquels il n’avait jamais eu droit. Mais le Khodja n’avait jamais raté une seule miette de toutes les leçons qu’on avait pu leur dispenser, même si certaines auraient souhaité qu’il n’ait pas été là. Et c’était peut-être ce simple fait, cette injustice, qui avait nourri sa détermination de ne jamais leur donner ce plaisir. De toujours leur infliger sa présence, même si elle était trop souvent discrète et silencieuse. Car Zahir ne se plaignait pas, du moins jamais à haute voix, rarement auprès d’un autre que son père, surtout quand il s’agissait de ces choses-là. Cela faisait longtemps qu’il avait appris à ronger son frein, à mener ses petites affaires, à attendre sagement qu’on lui ordonne ce qu’il avait à faire.

C’était devenu son quotidien, de passer pour celui qu’il n’était pas. Un maître des bas-fonds satisfait de sa position. On peut le penser reconnaissant, d’avoir des miettes où ses sœurs et ses cousines se partagent les miches de pain. Et peut-être qu’il semble fier, à exercer leurs lois, à se battre en leur nom quand c’est nécessaire. Peut-être qu’il l’est quand même, tout au fond de cet amas de colère créé par son père. Attaché, indéniablement, tout en étant déchiré par cette famille qui lui a offert autant de pouvoir qu’elle l’en a dépossédé. Il la hait et il l’aime, il les déteste autant qu’il les adore, c’est pour ça qu’il reste encore. À arpenter leurs commerces, échanger des faveurs, se perdre dans leurs business, troquer des marchandises, donner un prix aux secrets ou aux corps quand ce n’est pas pour négocier la mort. À espérer, encore, que tout cela ne soit qu’un mauvais coup du sort dont il pourra se relever plus fort.

Sa main effleure un mur, un sourire étire ses lèvres dans un rictus moqueur alors qu’il ouvre la porte de sa chambre. Elle est toujours là, son golden ticket, sa deuxième chance. Il s’éclipse avant qu’elle n’ait remarqué sa présence, son parfum encore présent dans l’atmosphère, comme un affront, un manque de respect. Pour sa détermination de ne pas succomber à ses charmes, de ne pas perdre la raison ou de vue son objectif. Elle était belle Marlys, terriblement envoutante quand elle se murait dans le silence, quand les choses allaient dans son sens. Une marionnettiste pour d’autres mais pas pour Zahir qui y voyait enfin l’occasion de tirer les ficelles d’une poupée qui avait le potentiel de lui permettre de s’élever. Et il l’aimait à en crever, quand ils s’étripaient pour des petits riens, quand sa main rencontrait sa joue et réduisait sa frustration à néant. Quand ses sanglots lui donnaient le dernier mot, le forçant à se faire pardonner pour lui faire oublier qu’elle avait été offerte à un monstre aux traits angéliques.

Chaque instant avec elle réveillait l’absence de celle qu’il aurait réellement souhaité voir à ses côtés. Cette foutue mêlée liée à un maître qu’il avait vu parier sa vie autant que sa fortune. Ça avait piqué sa curiosité quand il avait reconnu le Griffith mais ce n’était rien comparé à la férocité dont Aléa avait su faire preuve sur le ring. Il avait fini par perdre le compte Zahir, de tous ceux qu’elle avait mis KO, de tout le sang qu’elle avait versé, remplissant ainsi petit à petit la coupe de l’admiration qu’il éprouvait à son égard. Il la détestait à en mourir, quand il se souvenait de leurs places respectives, quand il réalisait qu’elle ne serait jamais sienne et qu’il devrait s’en défaire. Mais il l’avait dans la peau et ce poison ne connaissait pas encore d’antidote. Alors, en attendant le remède, il était prêt à goûter à la douleur, aussi éphémère soit-elle. Il la chasserait encore, pendant Dieu sait combien de temps, jusqu’à ce qu’il reconnaisse son erreur et soit prêt à s’en extraire. Mais pas maintenant, pas tout de suite, pas tant qu’ils n’auront pas pris le temps de vivre cette attraction maladive.

Alors il avance Zahir, vers un avenir incertain et une destinée qui lui sera indubitablement fatale. Il marche avec des œillères, persuadé que la haine que beaucoup lui vouent ne restera qu’un sentiment contre lequel ils seront forcés de lutter. Car qui oserait seulement se retourner contre un Khodja ? Qui aurait l’audace de passer des menaces aux actes ? Certainement pas ceux qui le connaissent suffisamment bien. Certainement pas ceux qui souhaitent voir le soleil se lever sur un nouveau lendemain.