Quelque chose n’allait pas. Le Ravenscar le ressentait. Dans toutes les fibres de son corps. Comme une ombre qui planait au-dessus d’eux. Ternissait leurs retrouvailles doucereuses. Quelque chose de grave était arrivé alors que l’enfant sauvage était inconscient, entraîné par une déesse blonde au fin fond de la nation de la terre. Ses yeux plissés scrutaient le visage de la Basarab, à la recherche du moindre indice. Tentant de percevoir ce qu’elle gardait secret, pour l’instant. Et même leur étreinte amicale ne pût le détourner de ce questionnement qui ne cessait de revenir hanter ses pensées. Quelques semaines auparavant, Kaz n’aurait pas raté l’occasion d’embrasser la belle mêlée avec une fougue non-négligeable. Mais il se sentait éreinté. Terriblement fatigué. Comme constamment au bord de l’évanouissement. Parce que ses plaies, autant internes qu’externes, n’étaient toujours pas cicatrisées. Parce qu’il avait encore en tête le visage de la létale Vasara. Et plus encore celui d’Eros. Celui du frère devenu traître. De celui qui l’avait transpercé de part en part, pris d’une véritable folie meurtrière. De celui qui l’avait poussé pour mort et contre lequel le collectionneur nourrissait désormais une haine presque illimitée. Trop absorbé dans ces noires pensées, il se laissa aisément étreindre puis guider par la terrible. Amante, amie, confidente, alliée. Nahia alternait les masques. Mais le premier de ces qualificatifs tendait à s’effacer, désormais. Depuis la grande rebuffade d’Isaak. Depuis qu’ils avaient compris qu’ils avaient heurté un être cher. Cercle vicieux dans lequel Kaz se faisait prendre. A chaque fois. Incapable de résister à une magnifique créature. Prêt à tout pour les conquérir, les posséder l’espace d’une nuit. Avant de les abandonner. Inlassablement. Toute son existence n’était qu’une répétition de schémas vicieux dans lesquels il s’enfermait. Volontairement. Parce que cela lui donnait l’impression fugace d’encore être jeune. Il courrait contre le temps. Mais c’était une course qu’il ne pouvait gagner. « J’aimerais qu’on parle encore de ce qui s’est passé pour toi. Malheureusement, il y a des affaires pressantes et je pense que tu voudras savoir assez tôt. » Et si les yeux de la belle débordaient d’une sincère affection, l’impétueux voyait également son sourire maussade. Presque éteint. Le malheur s’était donc bel et bien abattu sur Foushin durant cette nuit meurtrière. Et il tremblait presque déjà. Parce qu’il pressentait les paroles qui allaient franchir la bouche de la mêlée. Morts. Enlevés. Torturés. Voilà ce qu’elle allait lui annoncer. « Adonis a été capturé. » En une seconde, il fût sur ses pieds. Le mutant était prêt. Prêt à mettre le monde à feu et à sang. Prêt à détruire des châteaux, dévaster des armées, commettre un véritable génocide. Mais rapidement, ses genoux le rappelèrent à l’ordre. Ils se mirent à flageoler. Son regard se couvrit d’un voile brumeux. Et il chuta à terre. Violemment. Faible. Si faible. « Il a été pris hier matin, par des hommes de Thomas. » Il sentait la peau froide de Nahia sur la sienne. Sentait qu’elle essayait de se lier à lui, pour partager sa peine, son chagrin et l’aider à surmonter cette énième épreuve. Comme maudits par les dieux, voilà ce qu’ils étaient. « Comment ? » Voix tremblotante, mal-assurée. « Qui ? » De simples monosyllabes. Mais le brun ne se sentait pas capable de s’épancher plus longuement. Et puis, la Basarab le connaissait. Connaissait l’ampleur de sa dévotion pour le prince sans couronne. Pour le frère de toujours, celui qui jamais ne lui avait tourné le dos. « On doit … On doit faire quelque chose … » Essoufflé, comme s’il venait de courir un marathon. Parce qu’il luttait inlassablement contre cette terrible douleur. Celle qui ne l’avait pas quitté depuis cette nuit maléfique. Bon à rien. Plus pour le moment, en tout cas. « On doit … »

« Il y a autre chose que tu dois savoir. » Comme si le choc n’était pas déjà assez rude. Comme si le grand Destin avait besoin de toujours plus affliger l’âme déjà endolorie du pauvre Ravenscar. Il avait frôlé la mort à cause de celui qu’il considérait autrefois comme un frère. Il avait déjà tout perdu à cause de ses excès de luxure. Il avait été sauvé par celle qui était à la fois son plus grand cauchemar et sa source intarissable de fantasme. Le monde entier tremblotait sous ses pieds, prêt à s’effondrer. La divine Basarab se tenait accroupie devant lui. Avait entrelacé ses doigts aux siens. Comme une tentative d’adoucir les prochaines paroles qui allaient franchir la barrière de ses lèvres. Mais tentative d’avance vouée à l’échec car rien ne pourrait atténuer la révélation qui allait suivre. Parce qu’Adonis était le centre de l’univers du sauvage Ravenscar. Celui qui avait toujours été présent, celui qui jamais ne l’avait laissé tomber. Celui à qui il devait tout, au-delà du dicible. « Des témoins ont vu ce qui s’est passé. L’un d’eux a rapporté avec vu une blonde, une maître de l’air. » La mêlée s’éloigna brusquement. Comme si elle craignait les éclats de colère et de douleur qui n’allaient pas tarder à émaner du blessé. Comme si elle craignait sa réaction à l’annonce de l’infâme vérité. Parce qu’elle le connaissait, l’amie-amante. Elle savait qu’il ne pourrait rester de marbre en apprenant l’identité de celle qui avait vendu celui qu’il considérait comme son roi légitime depuis bien des années déjà. Parce qu’il pressentait ce qui allait advenir. Pressentait l’identité de cette harpie qui avait osé s’en prendre à l’ambitieux Griffith. Parce que ce cercle vicieux n’aurait jamais de véritable fin. Parce qu’une puissance supérieure semblait prendre un malin plaisir à le placer dans des situations dichotomiques inextricables. La loyauté opposée à la luxure. La famille opposée à cette terrible dette qu’il devait pourtant payer. Parce qu’il n’était question que de cela, entre celle qui le hantait et lui, l’électron libre incapable de s’attacher durablement. Alors, lorsque Nahia prononça ce nom maudit, Kaz ne bougea pas. Ne frémit même pas. Parce qu’il s’y attendait. Parce qu’elle servait le mauvais roi sans couronne. Parce qu’ils étaient destinés à être des ennemis, quelle que soit la situation. « C’était Silke. Personne n’a donné son nom mais il n’y a pas vraiment d’autres solutions. » Rictus sardonique sur son beau visage de séducteur. Sur ce beau visage qui avait vu se damner la moitié d’Aksana. Sur ce beau visage désormais émacié, déformé par une douleur sans nom. A la fois physique et psychique. Parce qu’il peinait à se tenir debout, à reprendre sa respiration. Et parce qu’il avait l’impression de pouvoir sentir se cœur se déchirer. Avec une intolérable lenteur, si difficile à endurer. « Izolda a fait rassembler le conseil. On va sauver Adonis. On va le trouver. Et on va le sauver. » Mais l’impétueux entendit à peine ses paroles. Ne sentit même pas sa petite main qui se nichait dans la sienne. Trop absorbé dans ses pensées. Ses pensées tumultueuses qui s’entrechoquaient, s’affrontaient, dans une cacophonie indicible. Emporté vers les abîmes des ténèbres. Comme si le Temps voulait lui faire payer ses trop nombreuses erreurs. Comme s’il voulait le punir pour avoir tenté de lui échapper, avoir tenté de repousser ce qui ne pouvait l’être. « Ça explique beaucoup de choses sur sa présence aux alentours de Foushin lors de la Purge … » Des paroles à peine audibles et qui ne recelaient pas vraiment de sens pour la belle brune. Parce que tout le monde ignorait ce qui lui était arrivé. Par qui il avait été attaqué, ce qu’il était devenu. Mais, par-dessus tout, qui l’avait secouru. Et il comptait bien garder l’identité de sa bienfaitrice secrète. Parce que cela ne ferait qu’engendrer plus de problèmes et que Kaz avait l’impression d’en avoir déjà bien trop à gérer. « Je suppose que c’est Thomas qui l’a, maintenant. Silke est son âme damnée. » Il se releva, tant bien que mal. Se laissa tomber sur le banc. A bout de forces. Comme s’il venait de courir un marathon. Parce que cela faisait. Beaucoup trop pour seulement quelques minutes de conversation. « Il faut que vous le sauviez. Que vous le rameniez. Parce que je n’en suis pas capable. Pas pour le moment. » Parce que même s’il avait voulu aider, il en aurait été parfaitement incapable. Totalement inutile, alors qu’il peinait déjà à mettre un pied devant l’autre. « Il faut qu’il revienne … Et il faut qu’elle paye. » Même si cela lui arrachait l’âme de l’avouer.

« On fera ce qu’il faudra, ne t’en fais pas. Toutes les ressources sont consacrées au retour d’Adonis, il n’y a pas d’autre choix que notre Roi revienne chez lui et retrouve la place qui lui est due. » L’impétueux Ravenscar était toujours à terre, l’âme au bord des lèvres, le cœur au bord du gouffre. Son monde s’effondrait. Et il ne pouvait rien y faire. Absolument rien. Tout obsolète qu’il était. Lui, l’exilé, le banni, le répudié qui n’avait pourtant jamais failli auprès de ce frère de cœur. Sauf cette fois-ci. Alors qu’il ne pouvait plus être d’aucune aide, tout blessé qu’il était. Le bras en écharpe, les jambes en charpie et la poitrine qui se soulevait douloureusement. Inutile, au plus haut point. La respiration soufflante, la tête baissée, Kaz attendait que la fatalité s’abatte sur ses frêles épaules. Qu’elle le fissure encore un peu plus de l’intérieur. Qu’elle finisse de briser son cœur et son âme. Parce qu’il se sentait lâche, coupable et faible. Tout cela à la fois, pour son plus grand malheur. Si Eros ne l’avait pas surpris. S’il n’avait pas été blessé. S’il s’était tenu auprès de son roi légitime, plutôt que de vaquer dans les jupes d’une douce créature. Tellement de « si » capables de refaire l’histoire. Mais le terrible n’avait malheureusement pas le pouvoir de remonter le temps. Et il se devait de vivre avec ce présent affreux. Auquel il ne pouvait rien changer. Dans lequel il ne pouvait aucunement intervenir. Comme un poids mort. Si son palpitant n’avait pas été aussi blindé, si ses sentiments n’avaient pas été aussi cadenassés, alors peut-être que les larmes auraient débordé de ses adorables yeux émeraudes. Mais pour l’instant, ils demeuraient secs. Parce qu’il avait encore du mal à réaliser. A comprendre, à accepter, qu’Adonis était aux mains de leurs ennemis. « Je sais qu’il y a plus que ce que tu me dis Kaz, mais je ne te demanderai pas de me raconter. » Un soupir brûlant s’exhala des lippes pâles du maître du métal. Ou du mutant, plutôt. Bien sur qu’il y avait plus. Mais cela, le Ravenscar se devait de le garder pour lui. Il ne pouvait partager ce lourd fardeau qui pesait sur ses épaules. Pas alors que cela risquait de le faire apparaître comme un traître aux yeux des personnes qui comptaient le plus au monde pour lui. Parce que ces semaines passées loin de Foushin l’avaient été en la compagnie de la diablesse Vasara, de l’âme damnée de Thomas Griffith. De celle qui avait fait tomber le couperet sur la nuque d’Adonis. Et cela, cette faiblesse qu’il avait pour la démoniaque blonde, Kaz ne pouvait se la pardonner. Ni l’accepter. Notamment parce qu’il ne parvenait pas à mettre des mots dessus. « Mais tu dois me promettre de ne pas garder tout ça pour toi. » Même la peau de la superbe Basarab contre la sienne n’arrivait pas à le faire sortir de ses sombres pensées, de ces tourments qui menaçaient de l’engloutir. Son esprit était chamboulé par des pensées contraires. Une véritable tempête se déchaînait dans son for intérieur. « Je te le promets. » Mensonge éhonté. Mais qu’aurait-il pu dire d’autres ? Avouer n’était pas acceptable. Ne pourrait jamais l’être. Pas alors que cela pourrait signer sa compromission. Pas alors qu’il était coupable, sans même la possibilité de maintenir l’ambiguïté. Effondré intérieurement, Kaz trouva tout de même la force de se remettre debout. Sur ses jambes tremblotantes.  Il n’arrivait même plus à regarder Nahia dans les yeux. Parce qu’il sentait l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Et qu’il savait que, tôt ou tard, son destin finirait de nouveau par être lié à celui de Silke. Sa Némésis. Son enfer personnel.