Le ciel gris et le crachin donnent à Dropaz une apparence sinistre. Le regard de la mêlée glisse contre les bâtisses défraîchies, alors qu'elle tire un peu plus sur le capuchon qui couvre une partie de son visage. Un bruit de pas fait écho au sien, alors que ses bottes sont éclaboussées par les flaques d'eau qui jonchent le sol de la rue. Elle tourne le visage vers son ami, croise son regard l'espace de quelques secondes. Les prunelles grises sont pleines de détermination, et ça a le don de la réconforter, Echo. Elle tourne à nouveau la tête, fixe son attention sur le chemin qui les mène jusqu'à l'ancien palais des Kemble. Une ruine, rien de plus, vestige d'un ancien temps, d'une grandeur désormais révolue. La ville en a souffert, de la disparition de leur famille régente. Elle le voit, la Wickham, elle qui n'a jamais foulé les ruelles de Dropaz, elle est surprise de ce qu'elle découvre. Elle peut imaginer sans difficultés la beauté de cette ville d'autrefois. Elle peut imaginer cette cité qui vivait, qui respirait. Mais désormais, l'odeur de poisson qui flotte dans l'air et lui agresse les narines ne semble être qu'un souvenir amer d'une époque disparue, tout comme la peinture qui s'écaille sur les bâtiments, les maisonnettes laissées à l'abandon. Et le temps n'arrange pas ce tableau déjà maussade. Elle a envie de partir, Echo, envie de retourner à Nytthus, mais elle ne peut pas faire demi-tour. Elle a fini par s'habituer à tous ces allers-retours, la jaune. Elle a fini par s'habituer à sillonner le Royaume, car c'est ce qu'elle fait depuis plusieurs mois. Car il y a toujours autre chose, toujours quelque chose qui la force à quitter la Ligue pour un temps. Même lorsqu'elle aurait préféré y rester, même lorsqu'elle sait qu'ils ont besoin d'elle. Mais elle ne peut pas s'en empêcher, Echo. Comme si tout le monde comptait sur elle, comme si elle pouvait seulement réussir à sauver tout le monde. Mais aujourd'hui, c'est différent. Elle n'a pas hésité une seule seconde, la Wickham. Car c'est de Naos, dont il s'agit. Naos, qui a disparu depuis des semaines. Il ne leur a pas fallu longtemps avant de s'inquiéter, à ses deux moitiés d'âme. Lyle est venu la trouver, et malgré leur dernière discussion houleuse, ils ont mis de côté leurs désaccords. Comme toujours. Car l'inquiétude et l'amour qui les lient sont bien plus forts que le reste. Elle a tout mis en oeuvre pour savoir ce qui était advenu du Jagger. Elle a demandé à des connaissances, elle a demandé à Khora de faire jouer ses contacts. Elle a même été trouver Rhysand, une fois qu'il a semblé clair que Naos était retenu quelque part à Aguarinui. Et la simple pensée de cette rencontre lui laisse un goût amer en bouche. Elle en veut tellement au ténébreux. Elle lui en veut plus que tout, car il ne lui a pas tendu la main lorsqu'elle en avait désespérément besoin. Mais aujourd'hui n'est pas le jour pour penser à ça. Aujourd'hui, elle a besoin de toute son attention portée sur la mission qui les attend. Libérer Naos. Avec les informations qu'ils ont tout deux réunies, Lyle et elle ont réussi à apprendre que leur frère était retenu dans cette ville. Elle ne sait pas pourquoi, Echo, ni par qui, mais qu'importe. Elle est prête à mettre à genoux quiconque s'opposera à la liberté du Jagger. Elle ne sait pas ce qu'elle va trouver, dans ce palais en ruines. Elle ne sait pas à quel ennemi elle fera face, ni comment elle retrouvera sa moitié d'âme. Ils se jettent dans l'inconnu, mais ni l'un ni l'autre ne semble s'en soucier. Ils savent ce qu'ils doivent faire, il n'y a pas d'autre alternative envisageable. Et Echo fait confiance à Lyle, plus que tout. Elle lui a confié son cœur, son âme et sa vie, sans même une once d'hésitation. Il est plus qu'un ami, plus qu'un frère. Il est la troisième pièce d'un puzzle qui ne peut être complet que lorsque leur trio sera à nouveau réuni. Ils forment un tout, une entité commune, dont on ne réussit plus vraiment à définir les limites. Où chacun commence, où chacun s'arrête, ça n'a pas d'importance, pas pour eux. Car leurs âmes, leurs cœurs, leurs vies et leurs destins sont liés, depuis toujours, depuis qu'ils sont ces trois gosses qui ont foulé les pavés usés de Launondie. Alors ça semble naturel, lorsque la main d'Echo vient trouver celle du Osborn, et que ses doigts s'entrelacent aux siens. Elle a besoin d'un peu de courage, la brune, besoin de s'assurer que tout ira bien. Et ça fonctionne. « Ne tue personne si tu n'es pas forcé à le faire, s'il te plait. » Elle pose sur son compagnon ce regard maternel qui lui est propre. Sa voix est douce, mais décidée. Elle cherche à préserver ce gosse qu'elle a vu grandir, à le protéger du chaos qui plane autour de lui telle une ombre menaçante. Elle n'est pas stupide, elle sait que parfois, les morts sont inévitables. Mais elle connait aussi les penchants de Lyle. Elle a vu à quel point il a changé, aux côtés de Pollux. Et ça la désole. Elle qui regarde, impuissante, toutes les personnes qu'elle aime se faire happer par la violence. Elle essaye d'être la voix de la raison, mais elle commence à sentir ses convictions flancher, petit à petit. Elle commence à les comprendre, tous ces fous qui ne font que verser le sang pour faire entendre leur voix. Ils arrivent finalement à la porte du vieux château, et Echo lâche la main de son ami pour effleurer le bois attaqué par l'humidité. Elle n'hésite pas longtemps avant de pousser la porte, et de dévoiler une entrée rongée par l'abandon. Le sel porté par l'air marin a fait des ravages sur les fondations de la bâtisse, qui fut probablement grandiose, autrefois. « Nous devrions commencer par aller jeter un œil en bas. » Une cave, ou quoique ce soit. Elle n'est pas sûre qu'une telle demeure possède des cachots, mais elle est persuadée qu'il doit bien y avoir un sous-sol humide et glauque dans lequel Naos pourrait être retenu.

« Je dois partir pendant quelques jours, mais je serais rapidement de retour. Et avec Naos, je l’espère. » Pollux hocha la tête dans sa direction, ses yeux n’indiquant que trop bien qu’il comprenait parfaitement les raisons qui poussaient l’Osborn loin de leur refuge temporaire. Parce que le jeune roi des éclairs était le tiers d’une entité chimérique, d’une redoutable hydre. Jamais véritablement lui-même lorsqu’il était sans eux. Sans ces deux figures centrales dans son existence. La mère protectrice et aimante. Le grand-frère joyeux et tendre. Naos et Echo. Echo et Naos. Les deux piliers de sa misérable vie. Les deux seules choses, en ce bas-monde, pour lesquelles le brun était prêt à mourir. Ceux qui lui avaient tendu la main, alors qu’il n’avait plus rien, simple petit cafard menaçant de disparaître sous les pas destructeurs des impitoyables maîtres. Alors, depuis que le ténébreux brun était porté au rang des disparus, Lyle avait l’impression que son univers était totalement déréglé, tournait à l’envers. Que quelque chose manquait, au fond de lui. Une pièce maîtresse sans laquelle les rouages ne pouvaient plus fonctionner normalement. Et cette pièce clé, elle portait le nom du Jagger. Alors bien entendu, avec sa précieuse Wickham, l’autre mère des éclairs de laquelle il avait tout appris, ils avaient cherché. Partout. Soulevé chaque montagne. Retourné chaque coin de terre. Et après de longues semaines de vaines recherches, les premiers indices s’étaient présentés à eux. Retenu dans un antre obscur, à des milliers de kilomètres. La décision n’avait pas été difficile à prendre. D’un simple coup d’œil, les deux impétueux s’étaient décidés. Prêts à quitter tout ce en quoi ils croyaient pour sauver le troisième d’entre eux. Une fois de plus, Echo et Lyle étaient partis à l’aventure. S’étaient aventurés sur les dangereuses routes d’Aksana, plus déterminés que jamais. Parce que l’Osborn était prêt à tout abandonner, pour lui. Pour cet homme à qui il était plus que redevable. Et finalement, les deux bruns arrivèrent aux portes de ruines, au fond de la nation de l’eau. Dropaz, le territoire des Kemble. Là où le terrible bleu était apparemment retenu en otage. Là où Lyle était bien décidé à verser du sang. Autant qu’il faudrait pour libérer son ami. Son frère. Prêt même à tuer, si cela s’avérait nécessaire. Parce que le brun n’éprouvait plus de remords, à donner la mort. Parce que son humanité s’était éteinte, grâce aux délicats pouvoirs de l’inhumaine Alix El’rin. Parce qu’il ne pensait plus avec son cœur, son âme ou son cerveau. Il avait préféré les éteindre, suite à l’impardonnable trahison de la divine mais terrible Wanda Oshun. Il était devenu autre. Radicalement différent. Presque méconnaissable. Plus animal qu’humain, désormais. Farouche. Sauvage. Indomptable. Il sentait déjà la colère bouillonner au fond de son cœur, la haine enflammer son âme déjà bien trop meurtrie. Même s’il ne sentait plus la douleur. Même s’il ne sentait plus aucune peine, aucune douleur. Enfin libéré qu’il était du poids trop pesant de sa vile humanité. Et alors que ses jointures blanchissaient déjà, tout prêt qu’il était à s’engager tête baissée dans ce qui était peut-être un piège grandeur nature, la petite main de la Wickham vient entourer la sienne, leurs doigts s’entrelaçant tendrement. Comme bien des fois, lorsqu’elle venait calmer les terreurs nocturnes du petit être qu’il était autrefois. Véritable figure maternelle, celle qui lui avait appris à relever la tête. A appréhender la vie différemment. « Ne tue personne si tu n’es pas forcé à le faire, s’il-te-plaît. » Ils se tenaient là, immobiles face au vieux château de pierre. Se préparant à tout. Même au pire. Peut-être au plus terrible de tout, même si l’image refusait de se peindre dans son esprit. Finalement, elle passa la première. Alors qu’il aurait préféré le faire. Pouvoir être le bouclier dans les ténèbres. La préserver des possibles assauts. Parce qu’Echo était toujours cette mère de substitution, dans son esprit et que Lyle ne pouvait supporter l’idée de la perdre une seconde fois. « Nous devrions commencer par aller jeter un œil en bas. » Ses prunelles vertes sondaient du regard les murs délabrés. Comme à la recherche de n’importe quelle présence humaine. De n’importe quel danger. « Je passe en premier, tu m’excuseras de ne pas être gentleman, cette fois. » L’Osborn se glissa dans le couloir sombre, une lumière projetée à quelques pas devant lui. « J’espère qu’il n’est pas trop amoché, le bougre, j’ai pas envie de me taper sa carcasse sur le dos pendant des heures et des heures. » Une longue lame tendue devant lui, prêt à tout éventualité. « Fais attention, d’accord. J’ai envie de perdre aucun de vous deux. »